6 Le Soleil de Colombie, Vendredi 9 Décembre 1977 Et j'ai quitté la ville de mes amours... par Sory I. YANSANE J'ai rencontré peu de gens qui ont séjourné a Paris sans s'y attacher sensiblement. Paris! Séduisante et or- gueilleuse ville que j'aime beaucoup. Orgueilleuse du fait de sa dureté. Encore adolescent en Afrique, je me souviendrai toujours de la remarque d’une copine qui me disait qu'elle souhaite- rait, si seulement elle dispo- sait d’un billet d’avion, re- tourner vivre a Paris. “A cause de la vie dure; par amour pour les souffrances que seule une ville comme Paris peut offrir”, expliquait ma copine comme j'avais du mal a interpréter son lan- guissement pour une ville qui l'avait peut-étre blessée autrefois. Ce fut seulement aprés y avoir vécu moi-méme que j'ai entrevu les pourquois et comments qui rendent fatale la vie parisienne. J’ai ressen- ti Paris un peu comme un mythe que ses habitants aiment a entretenir dans leur propre esprit ainsi que dans celui du voisin. _ Ville subtile que celle d'Eiffel od I’élégance la plus raffinée cétoie la misére la plus sordide; ot il faut paraitre a défaut d’étre. Et tout bon parisien se présen- te comme possesseur de quelques secrétes ficelles ou recettes lucratives suscepti- bles d'intéresser le voisin; en réalité, peu de gens y ont une bonne ficelle, un bon tuyau. A l’affut, tel un chasseur bantou, chacun cherche, en solitaire, a ré- soudre les problémes quoti- diens de la survie; le tout dans la bienséance la plus étudiée. Bien évidemment, il existe autant de Paris qu'il y a de parisiens d'origines diver- ses. Pour autant que je me souvienne du Paris des Afri- cains, plein d’humour et de drames, il reste de loin le plus inoubliable. Commen- cons par le métro, premier gite des parisiens Noirs — étudiants et travailleurs. De la porte de Montreuil a celle d'Aubervilliers, de la Mairie d'Ivry au Chatelet, dans les stations clefs telles Breguet Sabin, Charronne, Stras- bourg St. Denis, on se donne Vimpression que les Afri- cains sont les seuls a sillon- ner le métro parisien. Ces Africains sont assez peu nombreux en voiture aux alentours de la Bourse ou le long des Champs Elysées. II est vrai qu’ils sont encore plus moyens que les Fran- cais moyens. Ainsi, connais- sent-ils par coeur le systéme du métro parfois mieux que les vieilles employées qui poinconnent les tickets. Et pour cause, leur survie en dépend étroitement; au- tant qu’elle dépend des ca- fés. Sans les cafés, vivre a Paris serait doublement in- tolérable pour les Africains; UVabsence de ces établisse- ments de débit de boisson équivaudrait a l’absence quasi totale de relations publiques. Ce pseudo étu- diant bien habillé qui vous parle sans accent en sirotant un pastis n’a méme pas une chambre, pas d’adresse fixe; il dort dans un lit picot chez un copain depuis des mois voire des années. Et il en a Vhabitude; ca ne semble plus le déranger outre mesure. I] discutera des résultats du tiercé le plus naturellement — du monde, en riant gaie- ment. Lorsqu’il déserte le café, il se demande d’ot il tirera le prix de son repas du soir. Alors il ira dans un autre bar, s’installera 4 une place stratégique suffisam- ment diseréte pour lui per- mettre de voir sans €étre vu. De cette facon, il pourra arnaquer un copain suscep- tible de le dépanner. Ainsi installé, il prendra soin de boire son café-créme trés trés lentement, afin de dé- tourner l’attention du gar- con-serveur sur lui; c’est qu'il ne peut s’offrir plus d'une tasse; son budget jour- ualier ne le supporterait pas. Ce travailleur Sarakole vétu d’un costume marron, chemise a carreaux, cravate unie — jaun4tre, soulier a haut talon, et chaussettes rouge; ce fils de la savane a peine conscient de son déra- cinement, et qui.s’avance vers vous d’un air gauche, va sirement, dans sa langue maternelle, vous demander son chemin. Dirigez-le quel- que part, peu importe ot — et souriez! Il serait blessé en effet de vous entendre lui dire: “Ah, vous savez, moi, je ne parle pas ce charabia”. Pour beaucoup de ces tra- vailleurs Noirs importés des tropiques, tout frére de cou- leur devrait étre 4 méme de communiquer avec eux dans la langue du pays. Frater- nité oblige... Eh oui, fraternité oblige. L’esprit de fraternité est larme essentielle de survie, Voutil le plus efficace des Africains parisiens. L’on de- vrait se féliciter du fait qu’ils s'en rendent compte, et qu’en dépit des frictions et conflits inhérents a toute vie communautaire, le sens de la fraternité n’est pas dans leur milieu complétement désuet. oth = ad 8 i a Prenez un temps pour discu- ter avec votre camarade Africain qui étudie 4 La Sorbonne; il s’évertuera non sans plaisir 4 vous démon- trer que seul l’esprit cheva- leresque des individus pour- vus du sens de la frater- nité arrivera 4 penser un monde plus solidaire, c’est-a- dire un monde plus tolérant. Aie que de théories... Dans ce monde-la, les adultes as- sagis vivront un peu comme le font ces enfants chinois d'une garderie de Pékin qui se repassent un jouet les uns aux autres aprés en avoir profité pendant un moment. Il n’y a évidemment pas assez de jouets pour tous les musée enfants, encore moins pour tous les adultes; et le simple bon sens exigerait d’eux un certain esprit de sacrifice. A chacun son Paris. Celui des Africains est inconnu. C’est le Paris des bas fonds, celui des hivers sans soutien amical ou amoureux; des soirées de bavardages inter- minables autour de |’éternel- le tasse de café dans la piaule de quelque copain; des petits matins frustrants ot il faut se réveiller et dis- paraitre avant que la concierge remarque votre présence dans un immeu- ble ot les visites sont régle- mentées. C'est le Paris des semaines interminables de “déche”. Malgré tout, la ville de Jean-Paul Sartre s’installe dans l’ame des Africains qui y séjournent, non sans y avoir au préalable causé des ravages, créé des doutes et soulevé des révoltes. Paris finit ainsi par adapter |’ Afri- cain en le poussant a remet- tre a plus tard le réglement des antagonismes entre sa nouvelle personnalité domi- née par le sens de |’inté- rét bien compris, et le senti- ment d’indignité éprouvé par sa personnalité d’origine qui est essentiellement tour- née vers la fraternité. Et, au fur et 4 mesure qu'il prend conscience de ce conflit d'identité, l’intellectuel Noir songe automatiquement a l'alternative limite qui est de rentrer en Afrique. A ce niveau, interviennent la dé- chirure, les remises en cau- 19 BES Sil Si La station de métro “Louvre”, une des premiéres transformées en" se, les hésitations, le véri- table constat d’échec, qui remuent les susceptibilités, créent l’incertitude. Retourner aux sources la téte sur les épaules, avec ou sans le parchemin, ou sur- tout sans argent? Et s’expo- ser a la raillerie des siens? “Regarde le passant solitai- re, cet élégant bonhomme qui est parti pour s’instrui- re des choses de l’homme blanc... Il n’a méme pas de quoi se payer le prix de Vautobus; et ca veut nous donner des lecons, nous ap- prendre a mieux vivre, a nous initier 4 de nouvelles méthodes dites modernes”... Peu de jeunes Africains sont suffisamment armés pour songer au “retour” sans défaillir sensiblement dans leur jugement; parce que le mode de vie parisien leur apprend tout sauf la capacité d‘identifierles véritables moyens 4 mettre en oeuvre pour construire leur vie future dans une Afrique © désormais étrangére a eux. A Paris, leur vision du monde est aussi étroite que leur chambre de bonne, pi- geonnier au sixiéme étage, avenue Rochechouart. Op- portunistes, ils sont essen- tiellement guidés par la logi- que écrasante de Machiavel: “la fin justifie les moyens”. Jadis sujet de dissertation innocente en.classe de ter- minale, cette assertion abso- lue devient réalité palpable. Le pseudo intellectuel Afri- cain découvre comme par enchantement qu'il importe peu de bafouer les valeurs morales, éthiques et spiri- tuelles qui sous-tendent son éducation de base, pourvu qu’il arrive a ses fins... Quelle merveilleuse clef du monde que ce cynisme, quel- le arme a double tranchant; et que de désillusions alors de s'apercevoir que |’on sera, tot ou tard, écrasé par un autre plus fort que nous. Quel dommage, quel manque de raffinement et d’imagina- tion. Pour ma part, j'ai eu de plus en plus de mal a entre- tenir cette rupture d’amitié avec moi-méme; car peu a peu j'ai compris que compé- tition était synonyme de comédie: avoir l’air de n'avoir pas l’air, toujours. Certes, 4 Paris, je m’en tirais assez bien; mais juste- ment, je n’aimais pas les moyens que j'utilisais a cette fin. C’étaient des moyens qui ne me permettaient pas d’avoir du respect pour moi- méme. Ma survie dépendait de mon jeune Age; aussi ‘longtemps que je restais jeune, j’avais la certitude de trouver une petite amie capable de me faire parta- ger, par amour, Sa bourse. Le seul hic est que la jeunesse du coeur peut se conserver, celle du corps n’est pas éternelley Jeone voulais pas, a l'instar de mes compatriotes de la vieille génération, devenir un de ceux qu’on connatit a Paris par le fameux jargon “coco- tier de la cité universitaire”, ces gens vieillis, esseulés, essoufflés dans la course haletante de l’acquisition des parchemins. Seulement, comme je le dis plus haut, il n’était pas question de rentrer en Afri- que; une Afrique qui, 4 n’en pas douter, attendait le re- tour d’un fabuleux Petit Noir 4 masque Blanc, dans le sillage duquel il y aurait des billets de banque. Non, je me suis dit, l'Afrique nouvelle n’a nullement besoin de quel- que philosophe plus_ ou moins dépassé par les évé- nements et qui viendrait lui rabacher les oreilles quant a Vintérét pour elle de conser- ver, d’épanouir son état de nature. Il m’a paru que lV Afrique nouvelle compose- rait mieux avec un type nouveau d’hommes pourvus du sens pragmatique. Or, ou mieux qu’en Amérique trou- verai-je des modeéles concrets de pragmatisme ré- ussi? Aussi, j'ai quitté Paris en abandonnant dans les halls de la Sorbonne une bonne partie de ma spontanéité, de ‘mon coeur a lachaleur des tropiques. Tandis qu’en Amérique du Nord, je conti- nue a chercher avec, parfois, l'angoissant sentiment que Vherbe de mes origines m’a été coupée sous les pieds. Mais en échange, outre les fleurs en plastique, les hello et hi préfabriqués, j’ai un jouet: les mots, ces petits &trés présque'Vivants que jessaie d’apprivoiser en‘ les faisant danser au rythme un peu abatardi de mon tam- tam, a l'usage de tous ces marginaux dont la matiére grise est de plus en plus envahie de neurone a forte dose de cynisme. LE PALAIS DES CONGRES DE PARIS Ginette Pelletier S$. Jordan & Sons. Travel agents Ltd 8676 rue Granville , Vancouver | iy Te GPa og ja Liki ‘ / 4