Le Moustique Ceci se passait il y a bien longtemps, dans une ville de Flandre appelée Oostlekhoven. Le ciel y était avare de soleil. Oui, je sais, on parle comme cela de la beauté des horizons du Nord... Mais, trés franchement, si vous connaissez bien ce pays, vous en avez vus souvent, vous, de ces beaux ciels chantés par les poétes flamands? Reconnaissez-le, ils sont rares. Trés rares. Dans cette ville d'Oostlekhoven vivait un jeune homme doux et calme dont le nom était Anthonis. Il n'avait jamais fait de mal a une mouche. Il aimait les enfants, les chats, les rouges- gorges, les musaraignes et les papillons. Il aurait aimé aussi les jeunes filles mais il était si timide qu'il n'osait méme pas se le dire a lui-méme. Anthonis vivait seul. Plus de famille. Personne. II aurait bien voulu avoir une petite chatte a caresser, pleine de fantaisie et de tendres ronrons. Oui mais voila! Une chatte s'habituerait-elle a la vie qu'il lui offrirait? Peut-étre n'apprécierait-elle pas l'odeur des couleurs. Car, en effet, la petite maison ou vivait Anthonis sentait les couleurs a plein nez partout ot l'on pouvait se tourner. Depuis dix ans déja il exergait le métier d'enlumineur de manuscrits. Et, Mesdames et Messieurs, quel enlumineur! On n’aurait pu trouver dans toute la Flandre et méme dans le Brabant et I'Artois artiste plus amoureux de son art. Son dessin était le plus délié, le plus précis, le plus aérien, le plus imaginatif qu'on pdt trouver. Quant aux couleurs, elles étaient éclatantes ou délicates, toujours d'une grande harmonie. L'or et l'argent s'étalaient sans bavures dans les arabesques. C’était ainsi qu'il luttait contre la grisaille du ciel. Et c'est peut-étre pour la méme taison que tant de peintres flamands, plus tard, furent de grands coloristes. Volume6 - 2eédition ISSN 1496-8304 A cette époque Anthonis était trés connu dans toute la région. Les monastéres et les abbayes ne le laissaient jamais sans _ ouvrage. Plusieurs princes lui avaient commandé des Livres d'Heures. Celui, notamment, du prince de Werschonooghequinghem ___passait pour un Chef-d’oeuvre de grace et de savoir-faire. Dés que les premiéres lueurs du jour pénétraient dans __ atelier, Anthonis se mettait au travail. On pouvait le voir derriére sa fenétre, penché sur ses parchemins, ne se laissant jamais distraire par les allées et venues des passants. Vivant seul il était peu causant. Il s'était créé un univers d'arabesques, de dragons, de fleurs champétres et d'oiseaux qui lui était devenu plus familier que le commerce de ses semblables. ll ne sentait son coeur s'épanouir que devant son pupitre et ses pots de couleur et de poudre d'or. Car la, pinceau en main, il avait toutes les ardeurs, toutes les audaces. Les pétales de fleurs étaient des joues de jeunes filles rosies par l'émotion. Pour ce qui était des monstres, il leur donnait en secret les noms de ses voisins: Arthur Booshe qu'il trouvait si stupide, Vanderbroken le marchand d'épices qui avait, il en était sir, une balance fausse, et surtout le Jos Wassen qui s'était un jour moqué de lui et a qui il n'avait su quoi répondre. Cela le soulageait de leur donner des tétes de bétes a faire peur et, aprés tout, il ne faisait de tort a personne. Et il y avait des jours, quand des anges naissaient sur le parchemin, ou lui venaient aux lévres des noms de femmes qu'il imaginait et qu'il aurait eu grande joie a tenir dans ses bras. Alors la, entre deux coups Février 2003 de pinceau fin comme un cil d'enfant, ah! Je vous assure qu'il n’était plus timide! Il leur en disait de jolies phrases a toutes ces belles! Toutes celles qui lui passaient par la téte! Et il en passait, croyez-moi! Or, un-— matin d'avril, Anthonis sentit dés son réveil que ce ne serait pas une journée comme les autres. D'abord il y avait du soleil. Et puis un je ne sais quoi qui flottait dans l'air. Anthonis s'installa devant son pupitre pour terminer une page destinée a l'abbaye franciscaine de Bedrijfsterrein. Dans la marge de gauche grimpait un liseron aux couleurs douces et discrétes pour mieux faire valoir un oiseau venu sans doute se mettre sous la protection de Saint Frangois a une époque ot il n'y avait pas encore de Société Protectrice des Animaux. Cet oiseau avait donné beaucoup de mal a Anthonis mais, en y mettant la derniére touche, il estima que c’était bel et bon ouvrage et qu’a l'abbaye de Bedrijfsterrein on saurait apprécier la richesse du plumage, la finesse des pattes griffues et ce bec entr'ouvert que I'on devinait prét a chanter. Prét a chanter! Ce fut la l'origine des malheurs de Iartiste. A peine eit-il posé son pinceau que I'oiseau, en effet, chanta. Un chant trés pur, une note flitée faite pour annoncer l'aurore et qui réjouissait l'oreille. Anthonis, stupéfait, passa de |'émerveillement a l'effroi. Qu'avait-il fait! Comment le prieur de l'abbaye considérerait-il ce prodige s'il en avait connaissance? Croirait-il 4 un don du Seigneur ou a une farce de sorcier? Et dans cette dermiére éventualité qu'adviendrait-il du pauvre Anthonis? Finir ses jours sur un bdcher ne lui souriait pas du tout! Il savait pourquoi l'oiseau avait chanté: il avait peint avec trop de perfection son bec et sa gorge. Il avait, du bout de son pinceau, mis |'étincelle de vie dans son oeil rond. 7