Le Moustique Volume3 - 2'* édition Février 2000 Depuis Shakespeare, a peu prés tout le monde a eu, au moins une fois dans sa vie, l'occasion de disserter en tenant le crane d'un squelette dans la main. Que ce soit celui d'un ami cher, d'un membre de la famille ou d'un parfait inconnu, tous s'entendent pour admettre que, sur le plan de l'esthétique, un crane laisse beaucoup a désirer. Ce sourire de toutes les dents, apparemment un peu force, sous un regard vide, particuliérement inexpressif, n'incline pas a penser que la nature ait voulu joli quelque chose qui ne devait pas, de toute maniere, étre vue. Et pourtant, ce crane de Bruxellois qui ne me pesait presque pas dans les mains, était beau. Infiniment beau ! Le gars en avait dd faire chavirer des coeurs. Cela expliquait sans doute sa mort prématurée. Jean-Edern Hallier, dans ses "Carnets impudiques" avait remarqué que la laideur était supérieure a la beauté en ce qu'elle durait davantage. Il aurait pu noter qu'elle était aussi plus fréquente et plus dure a encaisser. On a tous un petit défaut, une légére dissymétrie responsable de ce qu'une photo du profil droit ne reconnaisse pas celle du profil gauche. Ce crane bruxellois, lui, était parfait, remarquablement régulier et, croyez-le ou non, laissait émaner de ses contours porcelaniques une impression de charme irrésistible. On croyait deviner dans l'alvéole sombre de ses orbites parfaitement identiques, la chaleur veloutée d'un regard tendre et profond. Ses dents de nacre, parfaites et réguliéres, devaient éclairer un sourire irrésistible et ternir de jalousie tous les dentiers de retraités américains. On pouvait méme reconnaitre la présence d'une fossette dans la partie médiane de son menton régulier et volontaire. On rencontre. plus souvent, c'est un fait, de bien laides personnes. Mais ces vilaines gens sont rarement assez ternes et déplaisantes pour ne déclencher en rien la sympathie. Cyrano a été un laid célébre et irrésistible dont la vie a été interprétée par des artistes laids, aussi célébres et irrésistibles. Scarron avait le corps affreusement tordu, mais l'esprit si joliment de méme qu'il choisit pour femme une gardienne d'oies qu'un roi n'aurait point dédaignée. Pour séduire les belles, les bétes ont parfois de ces laideurs charmantes. Et puis, il y a tous les autres qui ne sont pas réellement beaux, ni particuliérement laids, dont l'esprit ne brille pas de mille lumiéres, sans étre pourtant dépourvu, parfois, de l'éclairement de quelques étincelles, qui n'ont pas la bonté des saints et ne tentent pas davantage le diable. Mais ils ont, ce qui les aide a vivre, un petit quelque chose qui les rend uniques et, de ce fait, irremplacables. La nature est si merveilleusement congue qu'elle permet a chacun de justifier son existence par la présence d'une parcelle précieuse de son soma ou par l'existence d'un petit trait remarquable de sa psyché.