VOLUME 4, NUMERO 6 PAGE 9 On loge a pied, a cheval et en voiture. On était a la fin des années 20. A cette €poque, nous habitions un minuscule village qui s‘appelait Combault, situé a quelques trente kilométres a l'est de Paris. Pourquoi mes parents avaient-ils choisi de s’y fixer? « Question de santé, m’avait expliqué mon pére qui avait été gazé pendant la Grande Guerre. Mon médecin m‘a recommandé la campagne. L’air pur aidera a ma guérison. » C'est a Combault, a I'age de six ans, que j‘entrai a l'école pour la premiére fois. Ecole est un bien grand mot, car les maigres ressources du ministére de I'€ducation n’avaient permis que d’acheter une vieille grange qui avait été convertie en salle de classe. J’étais en premiére division, celle des « petits m6émes » que les plus grands brutalisaient trop souvent, de cruelle facon. Aussi, au sortir de I’école, pour €chapper a mes bourreaux, je prenais un chemin détourné pour retourner a la maison, ce qui me permit de rencontrer madame Maury. Trés souvent, je I'avais croisée mais ne lui avais jamais adressé la parole. Peut-étre en avaisje un peu peur! Un jour qu'il pleuvait, intrigue, l'ayant apercue non loin de I’école, je me suis approché d’elle. Dans une main, elle tenait un bas noir et dans I'autre, un baton avec lequel elle écartait les orties qui poussaient le long des murs des maisons du village.: « Que cherchez-vous, madame? Lui ai-je demandé. Avez-vous perdu quelque chose? « La vieille dame, qui ne m’avait pas entendu venir, se retourna et me fit un grand sourire: « Je cherche des escargots, m’‘expliqua-t- elle. Quand il pleut, ils sortent. Veux-tu m’aider? C'est depuis ce jour que nous devinmes amis. Du plus loin que je l’'apercevais, je courais a sa rencontre, impatient de voir sa trouvaille du jour. Madame Maury vivait seule, dans une chaumiére batie en bordure d’un chemin perdu. La guerre lui avait ravi son homme, Alfred, qui était parti au Tonkin en 1884, et n’en était pas revenu. Comme elle me I’expliqua plus tard, quand je fus en age de comprendre les choses de la vie, la maigre pension qu'elle touchait du gouvernement ne suffisait pas a la faire vivre. Sans les lapins qu’elle de Robert Momer élevait, le lait de sa chévre qu’elle faisait brouter le long des haies et surtout ce qu'elle récupérait dans les champs du voisinage, elle n’aurait pu arriver a joindre les deux bouts. A cette époque, un réglement municipal autorisait le glanage dés que la récolte de céréales était engrangée. II fallait attendre la Toussaint pour pénétrer dans les champs de pommes de terre, de haricots ou de betteraves pour ramasser ce qui avait été oublié ou était tombé d’un tombereau, pendant le transport. Madame Maury survivait... A la saison de Ia chasse, de novembre a la fin février, Combault s‘animait, car toute la région, fortement agricole, était envahie par les lapins de garenne dont les fermiers étaient enchantés de se débarrasser. De Paris, arrivaient par train ou a bicyclette, des chasseurs qui descendaient a l'unique auberge du village. La saison de la chasse terminée, le client se faisait de nouveau rare sauf les jours de paie, quand les ouvriers agricoles venaient vider une bouteille et jouer aux cartes. « Heureusement qu'il y a la grande salle, avait confié a mon pére monsieur Maurice, le propriétaire. Je la loue pour les mariages, les baptémes et autres occasions. Du temps de mon grand-peére, c’était tout autre chose! La maison ne désemplissait pas, car la diligence Paris-Belfort arrétait deux fois par semaine pour prendre les passagers. Les cuisines et les écuries bourdonnaient d’activités. » Sur immense enseigne de cuivre, installée probablement il y a plus d’un siécle, on lisait encore: A I'auberge du Lion d’Or. On loge a pied, a cheval et en voiture. Nous avons quitté Combault avant que ne débute la Seconde Guerre. Je n’y suis jamais retourné et n‘ai jamais appris ce qu'il était advenu de madame Maury ni de monsier Maurice. Peut-étre que la vieille dame, fatiguée de vivre, a-t-elle décidé, un jour, d’aller jusqu’a l'auberge et a rencontré, chemin faisant, la diligence qui I'a emportée... dans le temps.