Le Moustique Volume 3 - 7° édition Juillet 2000 Merci, Peter de m’avoir fait découvrir Claude Perier-Langrand. Une grande dame au ceur tendre qui écrit joliment bien. Elle publiait ses récits dans l’ECHO ROMAND. Lausanne, Suisse, et a Terre-Neuve au Canada, sous le titre : SI L’ERABLE M’ETAIT CONTE. Elle nous a quitté l’année derniére. Voici une de ses histoires incroyables et tendres... Grandeur et décadence. Le voilier glisse sur une immensité grise et houleuse. Les embruns nous piquent les yeux et nous salent les lévres. Nous allons vers la grande aventure, la rencontre d’une vie. Le capitaine aux yeux de silex, au visage buriné, aux doigts crevassés guide son trois mats vers le géant. Quelques jours auparavant. liceberg, long de 2 kilométres et haut de 200 métres, bloquait le port de Saint John’s, a Terre- Neuve. II semblait ancré a vie avec sa partie immergée quatre fois plus haute que ses créneaux. Quand nous |’apercevons, il est en pleine dérive, en haute mer, un titan de glace, un navire fantéme, semblant indestructible, défiant par sa masse vents et marées. Pourtant, insidieuses, les vagues |’érodent sans relache depuis qu’il s’est détaché de la banquise qui l’a vu naitre il y a peut-étre quelques millénaires. La mer réchauffée par un maigre soleil léche ses flancs escarpés, lui faisant des douceurs pour mieux le faire fondre. Il n’en a cure... Il est le géant, il vit une vie de...chateau flottant. Il a l’air d’une ile figée dans |’ espace. Le capitaine enléve sa casquette et salue respectueusement et peu étre un peu craintivement cet « hypocrite » qui, dit-il, « en cache bien plus qu’il n’en montre! ». Nous ne pouvons nous en approcher a moins d’un kilométre, il peut basculer, le trois-mats ne serait qu’un fétu de paille pour ce géant. On le contourne, absolument médusés, étreints, presque angoissés. A l’aide de jumelles, nous découvrons un dédale fantasmagorique, des grottes bleutées, des chandeliers de cristal finement ciselés, des coursives accidentées, des tourelles en clocher, d’étranges formes ressemblant a des animaux préhistoriques, des dentelles de glace et des dragons ailés, des arétes cabalistiques. Un assemblage hétéroclite de merveilleux, d’une étrangeté féerique. Tous les éléments de la nature ont peaufiné ce monstre de glace pendant sa traversée. L’imagination devient folle, voyant aussi bien des salamandres que des ponts-levis en passant par des profils grotesques et des épures scabreuses. Sur cette fresque dantesque portant pavillon aux couleurs turquoise, émeraude et opale, le fantastique et le cauchemar se brodent sur une trame surréaliste et glacée. Tout d’un coup, le vent tourne, violent, invisible et meurtrier. Les furies en quelques secondes sont déchainées. Les voiles se gonflent, et le capitaine, d’un doigt que l’on dirait vengeur, pointe l’iceberg qui semble ivre, désorienté et qui vacille dangereusement. Dans un bruit d’ apocalypse, le vaisseau de glace se retourne, ses tours s’enfoncent au creux d’une vague immense faisant jaillir des tonnes de jets d’eau, et dans un vacarme assourdissant on voit apparaitre, énorme, grise et menacante, la quille de ce géant. Nous assistons sans voix a l’agonie d’un chef-d’ceuvre, seuls les goélands piaillent un vague requiem pour ce dieu déchu. La mer se faisant cercueil tremble de toutes ses vagues, charriant en surface les reliquats de ce festin glacé, et je ne sais plus si sur mes lévres ce sont les embruns ou les larmes qui ont ce gout sale. Claude Perrier-Langrand. Terre-Neuve, avril 1995.