Aller au marché la dégodtait : toutes ces mouches sur la viande, ces volailles vivantes et ces mains a la peau brune qui sortaient de leurs voiles pour la toucher, elle et le bébé. Elle était particulierement re- connaissante a Ali de lui permettre encore l’accés aux W.C., méme si la maisonnée devait se contenter d’un seul seau d’eau par jour pour en vider le contenu. Elle s’estimait chanceuse. Aprés tout, dans la campagne environnante, la sécheresse n’avait rien changé aux habitudes des femmes qui vivaient dans les gourbis de terre battue. Sécheresse ou pas, elles s'accroupissaient sur le sol pour se soula- ger, comme pour mettre au monde leurs bébés. Les bébés ! Combien mourraient a cause de cette pénurie d’eau ? Dans la médina, on n’entendait plus braire les Anes au petit matin : la fontaine était tarie. Partout, les outres, les gourdes et les gargoulet- tes étaient vides. La encore, elle s’estimait chanceuse. Plusieurs fois par semaine, le gouverneur de la province faisait livrer de l'eau aux Européens. Stationnée dans le jardin, la citerne providentielle chauf- fait au soleil. Telle quelle, son eau servait a la lessive, la vaisselle, la toilette. Pour la cuisine et les soins du bébé, il fallait la faire bouillir. Pour les biberons, elle avait fait venir de la capitale une cargaison de bouteilles d’eau d’Evian. Etait-ce a cause des trente degrés de la chambre aux volets pourtant clos ou de l'eau peut-étre mal bouillie qu’elle avait utilisée pour son bain, elle ne le saurait jamais, mais le bébé était tombé malade. C’était arrivé un jeudi, le jour ou Lukesh partait en tournée dans le bled, du cété de Sakiet. Comme d’habitude, le silence de la citerne l'avait réveillée. Peu apres, les pleurs du bébé et le gargouillis de son ventre l'avait alertée. Mauvais présage ! Au fil des heures, le gar- gouillis s’était muté en jet continu. Trop tard pour aller chercher le pédiatre ! Impossible de compter sur qui que ce soit d’autre, surtout pas sur Saida, qui s’était mise a se lamenter, se griffant le visage de ses doigts. Une seule ressource : le manuel de Laurence Pernoud, J’éléve mon enfant, sa bible depuis la naissance du bébé et surtout depuis leur arrivée dans la plaine. Consciencieusement, elle avait préparé du thé noir, comme le lui avait indiqué une fois Lukesh. En Tchécoslovaquie, on croyait aux vertus thérapeutiques de ce breuvage pour guérir la diahrrée des nourrissons; dans son pays a elle, on faisait plus confiance au riz et aux carottes. Mais pourquoi pas... Minute par minute, elle avait fait couler, avec un compte-gouttes, comme le disait Laurence Pernoud, 1]