4, Le Soleil de Vancouver, 26- Octobre '1973 Approche des réalités * Roger Gaillard L’animosité que le voya- geur découvre avec le plus de désappointement, est sans doute celle opposant, dans le monde francophone cana- dien, les Québécois, d’une part, et les autres Canadiens parlant frangais de l’autre. A légard du frangais, dela civilisation venant de Fran- ce, le Québécois éprouve ainsi une hostilité déclarée. **Maudit Frangais’’ est une expression agacée et hou- gonne qu’on l’entend sou- vent prononcer. Il faut re- connaftre que plusieurs ci- toyens du pays de Jeanne d’Arc ou de Pasteur témoi- gnent trop souvent, A 1’é- tranger, d’un chauvinisme culturel capable de lasser les plus patients. POUR UNE SIMPLE QUES- TION D’ACCENT - La langue populaire qué- bécoise a été ainsi, et fort stupidement, 1l’objet de leurs railleries. Cet idiome, par son accent, par son vo- cabulaire, est certes trés éloigné du frangais d’au- jourd’hui. Il suffit pourtant d’un peu d’attention humai- ne et d’un peu de modestie, pour le saisir et, finalement, s’en délecter. Ajoutons que cette propen- sion 4 la moquerie, n’est pas le fait du seul frangais. De trop nombreux Haitiens, 14- bas et ici, écoutent d’une o- reille hautaine ce parler ro- cailleux mais chantant, bru- tal mais imagé, qui jaillit sur les lévres canadiennes, faisant penser 4 la voix bour- guignonne de Colette (pre- mier écrivain peut-étre de la France contemporaine), ou aux discours de Vincent Auriol, enfant fidéle de Haute-Garonne. Nous oublions nous-mémes nos ‘‘r’? qu’onn’entend point, nos finales étouffées et, su- perbement, montrons du doigt ces paysans du Canada, A quinous autres, dessalini- ens pur sang, pourrions ap- prendre les modulations i- neffables de la langue dans laquelle, si harmonieuse- ment, on nous asservissait jadis! Je m’émeus en écrivantces lignes. Comment ne pas_ se sentir ulcéré quand la sotti- se humaine éclate avec cette suffisance. Le résultat.en est, que nous couchons au- jourd’hui dans le lit que nous nous sommes fait nous-mé- mes. Le Québécois, déchaf- né, revendique son ‘‘joual’’, et sort spontanément ses griffes 4 tous ceux qui, man- geant de son pain et s’éclai- rant de son feu, refusent de- puis tant d’années de parler aussi comme lui. Tel Haitien qui se pique d’ inflexions parisiennes, est ainsi appelé Francais, donc inassimilé -malgre son nez de patate douce et son épi- derme de rapadou. J’applau- dis et comprends, pensant & mon créole et au vaudou de mon peuple. a QUEL RETARD S’AGIT- I L’acrimonie peut étre trés virulente, comme en témoi- gnent maintes répliques que leurs auteurs m’ont eux-mé- mes rapportées. Ainsi, 4 un impoli citoyen de l’hexagone qui lui deman- dait: C’est vous qui habitez le pays ‘‘o0 l’on parle no- tre frangais d’il y a deux cents ans’’, le Québécois se canadiennes sentit satisfait de pouvoir répondre: ‘‘Et c’est vous qui avez une économie en re- tard de deux cents ans sur la notre ’’. Cette petite phrase peut faire croire A un puéril or- gueil. Pourtant le Canada, Québec compris, est bien vertigineusement en avance sur la vieille et chére Eu- rope. Je ne compte pas inonder ce reportage de chiffres, mais il faut bien signaler que ce pays vient en deu- xiéme position dans le monde, pour la consomma- tion de l’électricité par téte d’habitant. Que son ré- seau de communication (six locomotives trafnant 100 wa- gons, spectacle quotidien), est 4 l’échelle de ses dimen- sions géographiques. Que ses universités sont énor- mes comme des villages o- lympiques (une seule, des trois que compte Vancouver, fonctionne avec un budget annuel supérieur 4 celui du Sénégal, -ne parlons évi- demment pas de Haiti). Que ce territoire contient le quart des étendues d’eau douce de la planéte. C’est le visage américain du Canada: pays géant, peu- ple avide de facilités maté- rielles, 6économie en ex- pansion croissante et dont on est légitimement fier. Cette mise en oeuvre des richesses nationales est es- sentiellement le fait de 1’ **Anglais’’? et de son parte- naire‘ américain’ lequel, rap- pelons-le, lui marche trop lourdement sur les pieds. (Quelle angoisse de vivre auprés d’un éléphant! se se- rait écrié avec humour Pi- erre Elliott Trudeau). Et c’est ici que nombre de Qué- bécois, en se rattrapant sur leur identité, regardent de haut, A leur tour, les Cana- diens-frangais du reste du pays. ON NE PEUT ETRE L’AN- GLAIS D’AUTRUI - Certes, le grandfrére,pour les aider, est animé de la meilleure volonté du mon- de. Mais nous savons ce que cela veut dire: penser pour eux, décider en leur nom, agir A leur place. Ainsi le Québec a eu sa ‘‘révolution culturelle’’ caractérisée par la laicisation agressive, 1’é- rotisme en bataille, le ter- rorisme enflammé. Mais en Colombie Britan- nique ou au Manitoba, étre francais et étre catholique continuent de signifier la méme chose, et la soumis- sion A 1’**Anglais’’ est en- core, hélas! la-bas, secon- de nature. Bien sfar, il faut changer cela; mais les Québécois de choc qui dé- barquent, avec leurs sché- mas efficaces de Montréal, ne voient pas assez qu’ils effraient, qu’on s’écarte et qu’on commence 4 leur in- diquer qu’ils feraient mieux de balayer aussi le devant de leur porte. L’agression contre la cul- ture québécoise, m’a dit un groupe de francophones de Vancouver, est permanente. Sous leurs yeux, Montréal devient anglaise et améri- caine. Ils bloquent leurs boutons de radio ou de té- lévision sur les postes des Etats-Unis, en disant que seul le rythme venant de la-bas les intéresse, et ils ne se rendent pas compte LF BULLET DE Pierre Bourgauk MAUDITS FRANCAIS! — MAUDITS QUEBECOIS! J’en ai plein le dos d’entendre les Québécois dégobiller sans arrét sur les Frangais: ¢a commence 4a faire. Lise Payette ne manque pas une oc- casion de leur lancer quelques pointes, aussi injustes que gratuites... mais elle passe ses vacances en France. Michel Tremblay ne leur trouve que des dé- ~ fauts... mais il est toujours rendu a Pa- ris. Willie Lamothe trouve qu’ils parlent “en termes”... mais il était tout fier de se retrouver a Cannes. Et Diane Dufres- ne? Elle a décidé de faire peur aux Frangais... mais elle veut bien leur faire la faveur de chanter 4 l’Olympia et de leur vendre des disques. Pourvu que ¢a rapporte! Le moindre gratteux de guitare qué- bécois se prend pour Santana et mépri- se, en bloc, toute la musique frangaise. Le moindre “faiseux de films” québé- cois parle de son génie comme si Re- noir n’avait jamais existé. Et le moindre petit politicailleur qué- bécois, 4 genoux devant le grand prétre Trudeau, fait semblant que De Gaulle n’a jamais existé. Le moindre petit gauchiste québécois raconte les trois manifestations auxquel- les il a pris part en oubliant qu’il y a eu la Revolution frangaise, et la Com- mune, et mai 1968. “La gauche frangai- se n’a pas d’avenir” dit-il doctement. Et la gauche québécoise mon pote, tu I’as vue derniérement? “Les Frangais sont. arriérés”. “Les Frangais sont finis”. “Les Frangais font mal l’amour”. “Les Francais ne valent rien en affaires”. “Les autos frangaises, ¢a vaut pas d’la marde”. “Concorde? Les Américains n’en veulent méme pas”. “Les Frangais sont sriobs, ils ne nous comprennent pas”. “Pauvres Fran- cais”. Vanité et complexe d’infériorité. L’un ne va jamais sans !’autre. Et ignorance crasse par-dessus le marché! Non, mais pour qui nous prenons- nous? Je le sais, nous nous prenons pour des Américains. Nous méprisons la technique frangaise parce que nous pen- sons que la technique américaine c’est nous qui l’avons inventée. Nous nous rions de la “bombette” frangaise parce que la bombe américaine est plus gros- se. Nous nous rions des petits satellites frangais parce que les Américains vont sur la lune. Mais c’est pas toi bonhom- me qui:vas sur la lune, c’est ton voisin! Nous nous rions de la politique fran- gaise parce que Nixon rencontre Mao. Mais toi bonhomme quand t’auras ren- contré Yvon Dupuis, Gabriel JLoubier et Boe Arsenault ton tour du monde sera ini Nous nous rions de l’économie fran- Gaise parce que nous roulons en Ford et que l’industrie automobile américaine, n’est-ce pas? La Citroén? La Renault? Pouah... La voiture québécoise, t’en as entendu parler toi? Etendus sur la plage de Plattsburg nous nous'rions de la Cote d’Azur. Pouah! Confortablement installés au Chateau Frontenac nous nous rions de Versailles. Pouah! Attablés devant notre TV Dinner nous nous rions du canard au sang et du lapin a la moutarde. Pouah! Forts de notre “langue nationa- le” nous nous rions d’Aragon ou d Malraux. Pouah! ; Nous sommes les plus beaux. Nous sommes les plus fins. Nous sommes tel- lement meilleurs et plus avancés que les Frangais, n’est-ce pas? Et pourtant les Frangais n’ont pas que des défauts. Si nous cessions un instant de nous prendre pour des Amé- ricains, nous nous apercevrions rapide- ment qu’il est fort peu de domaines dans lesquels ils ne soient pas en avan- ce sur nous. Je veux bien que nous nous affir- mions comme Québécois mais la facon dont nous le faisons actuellement face a tout ce qui est francais est infantile et stupide. ; La langue d’abord. Je ne connais pas ‘un -seul Québécois qui n’essaie pas de se faire comprendre en anglais en An- gleterre, en Allemand en Allemagne ou en espagnol en Espagne. Pourquoi cette volonté de refuser de se faire compren- dre en frangais en France? Pourquoi cette agressivité stérile? Pourquoi ce masochisme de colonisé? Pourquoi, chez les artistes, ce mépris du public francais qu’ils s’acharnent pourtant 4 conquérir... pour faire des cents? Les Frangais, quoi qu’on en dise, comprennent la langue québécoise. Mais ils ne comprennent plus la caricature qu’en fait Diane Dufresne. Pourquoi la comprendraient-ils alors méme qu’elle nous devient presque incompréhensible a nous-mémes? Et pourtant les Frangais n’ont pas” que des qualités. La vérité c’est qu’ils sont comme tout le monde, ni meilleurs ni pires. Comme nous, avec leurs quali- tés et leurs défauts. Mais nous sommes devenus racistes 4 leur égard. Les Anglais, racistes jusqu’au fond de l’€me, nous ont appris .a détester les Frangais. Nous avons fort bien assimilé la legon. Mais a force de détester nos origines nous finissons par nous détester nous- mémes. Masochisme de colonisé. Nous devons au plus tét nous débar- rasser de notre francophobie maladive. C’est une des étapes de la décolonisa- tion. Aimer le Québec et le peuple québé- cois c’est aussi aimer le pays et le peu- ple qui leur ont donné le jour. .LE PETIT JOURNAL, semaine du 30 sept. au 6 oct. 1973 que, par ce biais, et nom- bre d’autres, l’étranger, au- quel ils ressemblent par tant de traits, les absorbe insi- dieusement. L’UNIFICATION EN MAR- CHE - En entendant ces sons de cloche différents, il y au- rait de quoi perdre espoir. Mais le monde anglophone est A peine plus uni, cha- que province tirant la cou- verture de son cdté. Et c’est ici que nous retrouvons l’étonnante diversité du®Ca- nada, ses développements divergents, mais liés en faisceau. Mon pays, ce n’est pas un pays (dit un chanteur de 1a- bas), c’est la neige. Et c’est peut-étre, au fond, ce qui contribuera 4 faire la synthése; un territoire im- mense, un climat dur et un progrés technologique qui permet, pendant six mois, de jouir de la glace et du froid, touten révant ensem- ble au sud, au paradis enso- leillé des fies. * R.Gaillard, journaliste Ha- jitien renommé, récemment de passage 4 Vancouver,nous donne, dans une série d’arti- cles, ses impressions.