ea ee — —— Au miroir de ses yeux par Roger Dufrane Je m’etais mis en quéte, un récent vendredi, de nou- velles aventures. Nous for- mions, mes amis et -moi, deux couples jeunes et exu- bérants. C’est pourquoi nous nous sentions capables d’a- jouter A la grisaille de l’- hiver les étincelles de notre joie de vivre, de fagon a passer une agréable soirée. L’air était doux. Les bou- tiques de Howe Street don- naient l’envie de pouvoir tout acheter: chaussures d’hom- mes en alligator, vestes de coupe anglaise voltigeant dans un coin de 1l’étalage, cravates rutilantes, amples | comme des foulards. Nous sommes entrés dans les ‘Harrison Galleries’. Un peintre y exposait de ravis- sants tableautins. Pointant l’index vers un petit panneau vernis ot brillait une cahu- te entre quelques sapins, mon ami John, qui paraft plus intellectuel depuis qu’il se laisse pousser une bar- biche, me dit: ‘Bruce Craw- ford est né A Vancouver. Tl a passé son enfance dans la vallée de 1l’Okanagan. Ce tableau-14 vaut cent dollars; et dans cing ans il en vau- dra le double.’ Or, la plu- part des visiteurs, ce soir de vernissage, se souciaient peu d’investir leur argent. Verre en main, ils conver- saient sans un regard pour les oeuvres exposées. Nos compagnes s’ennuyaient. Nous sommes ressortis pour monter @ 1’Hdtel Vancouver. Dans le hall, une autre gallerie nous sollicitait, celle des joailliers, four- reurs et marchands de sou- venirs. Nos compagnes buti- naient d’une vitrine 4 1’autre. On voyait de petits phoques et lanceurs de harpon fag on- nés_ dans la pierre par les esquimeaux, des porcelaines anglaises, montés 4 Vancouver, de la dentelle d’Irlande.‘Regarde, dit Pamela 4 John, quel beau vison!’ Mais déja John tirait sa compagne par la manche et nous ecimicnatt aurestau- rant. La salle Pease mbiait 4 une artificielle forét de cédres. Des flammes y dansaient ici et 14, a mesure» que les garcons faisaient flam- ber les sauces. De notre des pendentits: table, j’observais les parois de bois rude. ‘Ces panneaux figurent les compagnies fo- restiéres du Canada, me dit John.’ La-bas, un enfer rou- geoyait, ot des diables re- muaient des poeles 4A frire. ‘Crest la cuisine, me dit John’. Le chef de rang nous tendit un menu aussi tape- a-l’oeil que le faire-part d’un nouveau-riche. Je choi- sis au hasard. On meservit, aprés un hors-d’oeuvre’ de saumon fumé, un steak au hee et des pommes frites 4 I’huile, de quoi vous em- porter le palais, n’était lV’accompagnement d’un vin de Beaune. Aprés le café, breuvage ou le cointreau pi- mentait le moka, nous vo- guions tous les quatre dans une agréable euphorie. Les reflets des flammes m semblaient grimper sur les| murs. ‘Montons sur les toits, proposa John. On y danse au chandelles.’ La-haut, quelques noctam- bules faisaient la file. Notre tour venu, on nous conduisit a un interminable comptoir tourné sur une longue baie vitrée. Je dominais la ville. A mes pieds, de féeriques lumiéres clignotaient. Je me prenais pour un magnat de l’industrie. Toutes les ré- clames m ’appartenaient. J’étais le roi du pneu et le roi de l’essence. Or, il convenait de rendre hommage 4 nos compagnes. J’entramnai sur la piste ma voisine. Des couples tour- naient dans 1l’ombre. Sou- dain, dans un coin éclairé de la piste, brillérent les yeux d’algue marine de ma partenairee Mes regards passaient de son collier de perles 4 ses beaux yeux. Et tout 4 coup j’y revis mes bonheurs passés. Les pro- menades dans les allées fo- restiéres, les pique-niques de juillet, nos rares téte a téte sous les soleils de sep- tembre. Et aulieu de me voir a4 minuit dans une salle obs- cure ot tournaient sous les toits quelques couples fan- tOmes, je m’imaginais transporté avec monamie au pied d’un arbre, 4 méme les frais gazons, par unsoir bleu d’été, sur les rives d’un étang ov frissonnait la lune. Marceau Selon Marceau ‘la panto- mime est un art universel et un moyen de communion entre tous les peuples du monde, avides d’amour et de beauté’. Lorsqu’en plus, la pantomime est servie par un artiste tel que Marceau, force nous est de souscrire entiérement 4 cette défini- tion. Quel que soit le public au- quel il s’adresse, Marcel Marceau capte l’attention et l’imagination de chaque spectateur- Son _ langage simple et direct fait jaillir le rire, suscite la pitié ou 1’émotion. Fondé sur unsens aigu de l’observation, un hu- mour trés fin et une ten- dresse sans cesse ouverte au monde, le spectacle offert par Marceau est d’une rare qualité. La présentation des numéros, confiée 4 Pierre Verry, le choix de la musique et des éclairages contribuent aussi 4a la réussite d’une telle soirée. Ainsi l’obscurité compléte qui précéde chaque appa- rition de Marceau aide le spectateur 4 faire table rase de tout ce qu’il a déja vu. Brusquement un projecteur s’allume et Marceau, - silhouette perdue sur une scéne immense -, fait appa- raitre sous nos yeux toute une gamme de personnages. La statue du ‘Jardin Public’ décide d’aller faire un tour - et rencontre en chemin un jeune dandy, une vieille ba- varde qui tricote, un enfant qui frappe son ballon et une élégante qui proméne son chien (avec les arréts que cela implique). Au détour d’un sentier nous croisons Monsieur le Curé qui feuil- lette gravement son bré- viaire. Un peu plus loin, le marchand de glaces sepen- che pour servir une fillette et le vendeur de ballons de baudruche, au regard réveur et A la démarche aérienne suit un amoureux tourmenté qui effeuille une marguerite. Aprés cette promenade, la statue remonte sur son pié- destal et s’évanouit dans l’obscurité. L’enthousiasme et l’admi- ration se traduisent alors par une séquence d’applau- dissements, puis Marceau revient et immédiatement notre imagination le suit attentivement, épie la moin- dre. indication pour s’en emparer et Jintégrer A l’histoire qu’il nous décrit. Chacun rit des déboires du ‘Fabricant de Masques’, incapable d’dter l’une de ses oeuvres, collée sur son visage. Pourtant lorsque nous le voyons pleurer sous son masque hilare, nous sommes touchés par ce chagrin d’enfant; les rires s’éteignent peu A peu pour laisser la place A un silence ému. Aprés l’entr’acte, Marceau se métamorphose en BIP. Gilet gris, chapeau haut-de- forme de la méme couleur . sur lequel se balance une fleur rouge, Bip essaie de. dresser des lions caprici-' eux, de chercher un travail ou de faire bonne figure lorsqu’il est. invité A un dfner mondain. $’il est vrai que les joies et les: peines de ce -per- sonnage sont celles de cha- que €tre humain, Bip les éprouve avec poésie et fan- taisie. Les tribulations de l’homme moderne, soumis aux machines, perdus dans le maniement des leviers et des manettes, ne l’épargnent “pase Mais il s’en console en respirant le parfum de la fleur rouge ou en jouant de la guitare. Marceau, Bip.-.-lorsque le rideau tombe nous ne savons ‘pas lequel il faut admirer le plus. Dans ‘le fracas des applaudissements, nous dé- couvrons alors un nouveau personnage: Marcel Mar- ceau, né 4 Strasbourg, qui, depuis bientdt 25 ans se consacre entiérement A un art ‘aussi vieux que le monde’, un art qu’il aime et qu’il sert avec génie. M.N. VIH, LE SOLEIL, 10 DECEMBRE 1971