Le Moustique Volume 4 - 8°édition ISSN 1496-8304 Aodt 2001 Les derniéres centaines de métres se font dans un silence a peine troublé par un hoquet de rire vainement étouffé dans les mitaines immaculées de ma fille. Elle peut se moquer a présent, tout 4 ’heure, c’est elle qui montera la tente et préparera le souper dans l’espoir de se faire pardonner. Cette journée se termine par une magnifique forét, sombre et majestueuse, drapée de mousse et d’épiphytes qui, a la maniére de pendeloques, miroitent faiblement aux rares rayons du soleil 4 avoir péneétré cette caverne végétale. L’ombre dissimule la boue sombre qui me couvre jusqu’a mi-corps et estompe les pensées ténébreuses. Le couvert est calme, rafraichissant et le sentier presque sec. Le camp est a deux pas et pour seulement la quatriéme fois, nous aurons des nouilles au saumon pour le souper. La vie est belle et le guide ne nous a pas rattrapés. Le chemin descend par une volée d’échelles sur une riviére qui roule de gros galets et des blocs arrondis entre deux berges aux pentes abruptes. Déja des tentes se dressent sur la rive droite : on ne pourra pas coucher au bord de la mer. On se trouve cependant une place sous le couvert des arbres le long d’une bande de sable a galets dispersés. Il y a longtemps déja que j’ai pardonné a ma fille aussi, je monte la tente et prépare le feu. Elle cuira les nouilles ; elle a acquis, au cours des derniers jours, toute l’expérience nécessaire dans ce domaine. Ce soir, elle épicera le saumon fumé avec un mélange de paprika et clou de girofle. - Penses-tu que ce sera bon ? Je n’en sais rien et ne m’en soucie guére. Je constate simplement que l’homme est un animal remarquablement adaptatif et, bien qu’assez pointilleux d’ordinaire, c’est-a-dire quand ma petite femme me soigne, je suis prét, aprés ces quelques jours, 4 avaler n’importe quoi. Qui plus est, je me réjouis a l’idée de ce n’importe quoi. Ma femme ne m’y reconnaitrait plus. Elle pourrait méme, alors, songer a se laisser aller. Chose éminemment regrettable si l’on sait combien elle est bonne cuisiniére et moi, si fin gourmet. I] est donc important qu’elle ne sache rien de tout ceci. J’ai tout de méme |’impression que le clou de girofle n’est pas tout a fait approprié. L’eau a la bouche, jusqu’a en avoir les lévres humectées, je commence a imaginer mille recettes nouvelles et délicieuses pour ce saumon journalier quand une main se pose sur mon épaule. Je reconnais la voix du guide ; il nous a finalement rejoint. Comme il fait beau, me dit-il, vous ne devriez pas avoir besoin de votre tapis de sol. Ne pourriez-vous pas me le préter car je n’ai pas de tente. ~ Pas de tente ! Mais comment logez-vous alors ? Et celle que je vous ai vu monter a I’anse Cullite, qu’en avez-vous fait ? C’est vrai, par politesse, je ne devrais pas lui demander tout cela. Mais la chose est tout de méme surprenante et je n’imagine pas qu’on puisse perdre une tente aussi facilement. Il est vrai que j'ai bien manqué laisser une chaussure dans la boue aujourd’hui et si je l’ai récupérée, j’y ai tout de méme abandonné mon prestige. Mais une tente ! - C’était la tente que j’avais empruntée a un ami. Je la lui ai rendue en quittant Cullite. Page 15