VOYAGES

Le Soleil de Colombie, vendredi 29 septembre. 1989 - 15

Irlande

De Cahir a Cashel,
cahin-caha...

AJ de Bansha, pres de
Tipperary (sud de I|'Irlande), 13
_ septembre 1984. Sac vert au

dos, je quitte cette petite
auberge de campagne, corps et
ame remis a neuf, respirant a
pleins poumons l’air frais du
matin. Je me dirige d’un pas
tranquille vers la route qui méne
a Cahir, me gavant au passage
de mares... mdries a point.
Quelle abondance! La nature
n’est pas lésineuse. Et me voila
au bord de la route, pouce
gauche «up». Bréve attente. Une
voiture s’arréte. «Good mor-
ning, Sir.» Le chauffeur parait
avoir apeine 16 ans. Les guides
ont raison, |’auto-stop est facile
dans ce pays.

Cahir, son lac et son chateau...

Le jeune chauffeur me dépose
au pied du célébre chateau de
Cahir, splendide ensemble
fortifié dominant la Suir du haut
d’un rocher. Il est trop t6ét. En
attendant |’ouverture, j’ajoute
unenouvelle page amon journal
et lis un dépliant qu’on mia
donné a |’auberge. Ce chateau
complétement restauré est le
plus grand du genre en Irlande.
Au temps d’Elisabeth |, il était,
selon un chroniqueur anglais,
> un lieu de retraite sGr pour les
agents de |l’Espagne et de la
Papauté. Erigée aux XVe et XVle
siécle sur l’emplacement d’un
chateau plus ancien, cette
forteresse a passé pour impre-
nable jusqu’en 1599... Elle doit
son parfait état de conservation
a la bienveillance de Cromwell
qui hésita devant la puissance
de ses fortifications et, «pour
éviter le sang», demanda a la
garde du chateau d’abandonner
la place dans I’honneur - ce
qu'elle fit. Ce parfait état est
également dd aux restaurations
de 1840 et 1964.

Al’ouverture de |’enceinte, j’ai
déja l'imagination immergée
dans les siécles passés. Hauts
murs crénelés, donjon massif,
cours intérieures spacieuses,
canons sur roues... On était loin
del'informatique et des voyages
spatiaux. In petto, je bénis
Vancouver et cette fin de
millénaire. :

Prochaine destination: Ca-
shel. Nouvelle levée du pouce
gauche, arrét d'une petite
voiture (verte!), bavardage,

«thank you very much», et m'y.

.
Beets es eae

évéques qui

voila. Au centre d’une riche
plaine agricole, le fameux
Rocher de Cashel, haut et fier, a
la fois protecteur et menagant.
Sur cet imposant promontoire
rocheux se dressent, bien
conservés ou en ruine, murs,
chateau, abbaye, cathédrale

gothique et chapelle dite «de

Cormac», considérée comme le
plus remarquable monument
roman d’Irlande. Cashel était le
centre médiéval dela vie civile et
ecclésiastique de la province de
Munster. Ses monuments té-
moignent de la grandeur d'une
civilisation étouffée par |’enva-
hisseur, de |’opulence et de la
magnificence des princes-
dominerent la

région pendant plus de neuf
siécles.

Visite guidée, relatée ici
briévement. D’abord, présenta-
tion d’un excellent diaporama.
Mais nous voila soudain
plongés dans l’obscurité. La
guide nous apprend qu'une
gréve perlée «sévit» dans la
région. Nous sortons a la
lumiére du jour pour aller
admirer une haute croix celtique
dédiée asaint Patrick (Xles.). Le
patron des Irlandais séjourna a
Cashel, letemps de convertir un
roi paien (Ve s.). Lors de la
cérémonie du baptéme, Patrick
planta sa crosse par mégarde
dans le pied du roi qui ne
broncha pas, pensant quiil

s'agissait la d’une fagon de.

revivre la crucifixion, acte
nécessaire pour devenir un vrai
chrétien! Cette croix aurait pour
base la pierre ou eut lieu le
baptéme; elle aurait servi par la
suite aux cérémonies de
couronnement des autres rois.

Dans la fagade de la cathédrale
sans toit, je remarque un
centaure terrassé -par une
fléche. L’intérieur est abondam-
ment orné desculptures traitées
avec une étonnante maitrise,
représentant souvent des tétes
humaines en fort relief. Divers
restes d’autels et de monu-
ments funéraires, tombeau
décoré de figures d’Apétres et
de Saints, dont Thomas Becket.
Une téte de femme aux yeux en
amande me frappe par son
expression énigmatique, com-
me le sourire de la Joconde.
Presque intacte, au milieu de

ces ruines somptueuses, se
cache la chapelle de Cormac,
joyau de l’art roman irlandais.
Elle fut consacrée en 1134,
exactement quatre siécles avant
ladécouverte du Canada! «Cest
la, commente la guide, un
résumé fascinant des trouvail-
les architecturales de |’Europe
médiévale, revues et corrigées
par le génie celtique encore libre
de sexprimer...» Enrichie de
sculptures, cette chapelle est
l'une des «plus étonnantes
anthologies de l'art roman que
l'on puisse imaginer.» Le toit de
pierres est caractéristique du
style roman irlandais. Tiens, un
autre centaure, abattant un lion.
On nous fait observer |'influen-
ce germanique et anglaise:
emboitages, tours massives,
portails, tympans sculptés en
trés bas reliefs... S'y trouve
mémeun sarcophage sculpté de
motifs di’inspiration scandi-
nave. Tout cela est digne
d’admiration, en effet.

Nous apprenons, finalement,
qu’en 1981 cette «acropole» et la
campagne environnante servi-
rent au tournage d’EXCALIBUR,
film d’aventure sur les Cheva-
liers de la Table Ronde - réputé
pour ses effets visuels. Le
Rocher de Cashel: un des sites
les plus célébres d’Irlande.

Je trouve amusante la légende
de la «bouchée du diable» pour
expliquer la présence de ce
rocher isolé dans la vaste
plaine. Le diable (venu d’Angle-
terre?) pour calmer sa faim, ou
sa fureur, plantases crocs dans
la «Devil’s Bit Mountain»,
curieuse montagne ébréchée, et
en arracha un morceau. Mais
cette bouchée n’étant pas a son
gout, il la cracha dans la plaine
ou elle alla former le rocher de
Cashel. Version des géologues :
cette «bouchée» a tout simple-
ment été taillée dans le grés par
|'6rosion glaciaire, et le roc de
Cashel n'est qu'un _ piton
calcaire qui, lui, a échappé a
l’érosion.

La visite terminée, je vais
prendre quelques... bouchées,
et offre de nouveau mon pouce
gauche a la vue des automobi-
listes - direction Thurles.
J’apercois un char d’assaut
derriére un camion, suivi de
deux jeeps remplies de soldats,
puis d’une petite voiture qui
s’arréte. Le chauffeur, plus
jeune que moi, se ait prétre.
Cette présence militaire sur la
route nous incite a parler de
I'Irlande du Nord, puis de |’état
sacerdotal de mon Samaritain,
enfin de mon expérience

comme religieux de Sainte- —

Croix. Le bon abbé se montre
extrémement intéressé par mes
propos, comme si le peu que je
lui raconte sur ma vie en
communauté lui dévoilait un
mystére. Sa vieille mére pétrit
encore sa pate a pain... Nous

pourrions sans doute bavarder °

sans arrét en faisant tout le tour
du pays.

Jean-Claude Boyer.

Suite la semaine prochaine

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