8 Le Soleil de Colombie, Vendredi ler septembre 1978 mon amour... par Marie-Andrée Hamel Sur le rivage de leur page finale, certains livres nous laissent in- quiets, un peu déroutés mais en méme temps sé- duits et en somme heu- reux du voyage qu’on vient de faire. Il y a dans Flore Cocon, premier li- vre de Suzanne Jacob publié dans la collection “SIC” des éditions Parti-. Pris, un charme et un en- vottement qui résistent aux savantes formules de dissection littéraire. Un roman difficile & définir et presque impossible a résu- mer. Aucune étiquette ne semble pouvoir corres- pondre a ce récit morcelé, saccadé qui fuit constam- Juits Dans son livre Mythe et images du Juif au Québec (éditions de Lagrave), Victor Teboul, tout en explorant la présence du Juif dans Ia littéra- ture du Québec, nous en donne aussi la “présence”. C’est-a- dire la nature restrictive de son appartenance et, faut-il le dire, le degré d’anti-sémitisme des auteurs québécois. Des auteurs, bien sr, mais des lecteurs aussi. Car il est bien évident que, lecteurs se confondant aux auteurs, ce qui a été écrit ici sur les Juifs l'a été par des gens qui, d’abord, avaient été moulés dans le moule Cana- dien-francais, dont on sait qu'il fait du “maudit Juif’’ une ex- pression quotidienne et tradi- tionnelle. J'ai moi-méme écrit un ro- man, Aaron, qui se voulait juif, un roman qui fuyait délibé- rément tout anti-sémitisme, ou je ne voulais m‘attacher qu’au drame, que je déplorais, du Juif orthodoxe aux prises avec le monde nord-ameéricain. Abordant le sujet avec respect et pitié, sans avoir voulu cons- ciemment mépriser le sémite, je vois que dans ma facon méme de décrire certains aspects de la personne juive, je n’ai. peut- étre pas montré d’antisémitisme comme tel, mais j'ai instinctive- ment utilisé des adjectifs par- fois dérogatoires, ou a tout le moins des comparaisons qui pouvaient étre interprétées dé- favorablement. Pourtant, ce roman avait eu une histoire assez bousculée. II originait d'un texte de radio de trente minutes, réalisé.& CKAC, Montréal, par Olivier Mercier- Gouin, et qui nous avait gagné ment et qui se refuse a toute tentative de réduc- tion linéaire. Flore Cocon c’est une jeune femme, belle et fan- taisiste, qui n’accepte ni compromis ni contraintes. Elle vit au jour le jour sans désir particulier. Elle se laisse aimer sans s’atta- cher profondément. Sa liberté en est une de refus. Elle se soumet aux désirs des autres puis brusque- ment de peur d’étre prise au piége, elle fuit. La roue s’arréte de tourner, puis sollicitée par un nouvel appel d’air elle se remet en marche. Flore Cocon n‘a finalement de véritable re- fuge qu’en elle-méme. et Que par Yves Thériault tous les deux le Beaver Award dans sa catégorie, un trophée intra-muros de la radio qui reste trés convoité. J’avais recu, aprés |’émission, une dizaine d’appels téléphoniques, la plu- part anonymes, qui n’‘étaient pas tendres et qui démontraient chez les interlocuteurs, un ra- cisme virulent. Il ne s‘agissait plus seulement des Juifs, mais de ‘‘maudits importés,”’ et comme le dit si bien Teboul, on en arrive a voir les Juifs comme le symbole de tous ces “étran- gers qui viennent ici, selon les dires Québécois, “prendre nos jobs” (tout Québécois qui consentirait 4 travailler autant, et dans les mémes conditions, n‘aurait pas a craindre la substi- tution, mais ceci-est une autre histoire). Teboul prouve, via les Juifs, que le Québécois est raciste, tout en apparaissant d‘ebord anti-sémite. Aprés la parution de mon roman tiré du texte précité, on me reprocha d’emblée ‘‘d’ignorer les Québé- cois’’. Des amis que je ne soup- connais pas de racisme me fi- rent grise mine, et uncritique fort bien coté d’Ottawa revira mon Aaron d‘un tournemain en disant que c’était la pire chose que j avais écrite 4 ce jour. Ce nest rien de nouveau que cette attitude par-devers |'étranger au Québec, et il ne faudrait pas sen surprendre. D’ailleurs l'on n‘a qu’a voir le mépris que ma- nifestent une majorité de Cana- diens-francais pour les Italiens. Pourtant les Italiens sont le plus souvent infiniment plus proches de nous que ne le peu- vent étre les Parisiens oules Francais de France en général. Cette intolérance raciale atteint toutefois son apogée quand il s’agit des Juifs. Et l’on est stu- j (SIC) Suzanne Jacob a su donner a son récit une forme qui s’accorde a la quéte inquiéte et fuyante de son personnage. L’écri- ture de ceroman tient dela poésie : ellen’explique pas, elle fait sentir. D’abord connue comme auteur- compositeur-interpréte, Suzanne Jacob fera cer- . tainement sa marque dans la littérature québécoise, avec Flore Cocon et avec un prochain livre a paraitre, un recueil de nou- velles, cette fois. ECOIS péfait de constater, grace a|’in- finité de citations de Teboul, que peu d’écrivains québécois ont échappé 4 ce sentiment. L’adjectif est dérogatoire ou ~ trop généralisant. Il semble y avoir surtout une habitude de cataloguer le Juif selon des normes improvisées mais te- naces. C’est un livre bien fait, ra- massé, surprenant a lire et sou- vent décourageant. Nous y passons tous, méme Yvon Des- champs. Bien entendu, Teboul n'a pas trouvé partout de ra- cisme cruel, ce qui serait af- freux. Mais il a trouvé du préjugé dans son sens le plus précis, et cette manie de catalo- guer d’emblée, sans tenir comp- te des variantes normales, humaines, qui devrait rendre le personnage a tout le moins différent selon son caractére propre, individuel. Le Juif a donc une présence dans la litté- rature québécoise, une pré- sence que je n’aurais crue si abondante, et cette présence n'est que rarement plaisante, ou méme tolérante. C'est dire que, malgré tout, l'on en ap- prend a tout age. Moi, en tout cas, javoue en avoir appris beaucoup. Pensez que nous y passons a peu prés tous, méme Gabrielle Roy, méme Laurendeau, et je lai déja nommé, Yvon Des- champs. Romanciers, critiques littéraires, critiques de ciné- ma, essayistes, éditorialistes, et. jusqu’é Lionel Groulx. L’éplu- chage a été total, les citations abondantes et bien commen- tées. Il s‘agit d'une simple thése, au demeurant fort bien structurée, mais elle constitue un livre aussi révélateur que fascinant. Un romancier témoigne Bien qu'il en soit a son troisiéme livre, Claude Robi- taille n'est pas, il s’en faut de beaucoup, l'un des écrivains québécois les plus connus. Aprés deux recueils de nou- velles, Rachel-du-hasard (en © 1971) et Le temps parle et rien ne se passe (en 1974), les éditions de l'Hexagone dont le principal champ d’activités depuis 25 ans qu’elles existent s‘est surtout concentré sur la poésie, viennent de faire parai- tre Le Corps bissextil, pre- mier roman de cet auteur qui est le fondateur-directeur du jour- nal littéraraire Hobo-Québec dont une trentaine de numéros ont paru depuis sa fondation. Difficile d’accés, ce roman lest assurément puisqu’il re- légue aux oubliettes toute ponctuation. Aprés quelques lignes, pourtant, l'oeil s’en passe volontiers et le lecteur, pour peu qu'il ait un sens du rythme, peut entrer de plain- pied dans sa lecture. II serait dommage qu'il en aille autre- ment puisqu’il S’agit 1a cer- « tainement de l'un des romans les plus captivants de la pré- Sente saison et de quelques autres aussi. Plut6t que simple narration ou simple fiction ap- puyée sur quelques: person- nages, plutét, en fait, que “roman”, il s‘agit du récit d’un moment de vie saisi a travers l'ensemble de ses pulsations, une tentative d’inscription de la totalité d’un réel et le témoi- gnage en méme tempsd’une | perception du monde qui dé- passe les frontiéres du train- train quotidien du 9a 5: ils‘agit bien en effet de marginalité dont les péles d‘attraction, si l'on peut dire, se résument a l6criture, a la mescaline et au- tres drogues, aux ‘‘draffes” du Trappeur (une taverne de la rue Sainte-Catherine, 4 Montréal), et au sexe, tout en tentant de percevoir un sens a l'ensemble plutét que se laissant neutra- liser. Les personnages, identifiés par des initiales, peuvent étre interchangeables puisque leurs qualités physiques sont a peine esquissées : leur rdéle consiste a faire que chacun puisse s‘iden- tifier 4 eux ou, au contraire, marquer la différence. Ce dont Robitaille temoigne dans son roman, — n’ayant pas lu les textes précédents je ne puis parler de continuité, — c'est de la difficulté de vivre la différence, précisément: les idécs recues doivent étre rem- placées, mais par quoi? Déja, oui, par l’écriture qui, elie, va al’encontre des livres habituels, résolument inscrite dans la modernité. Le monde actuel n‘est pas linéaire et nous rece- vons des stimuli de partout a la fois. Ce qui, dans le texte de Robitaille peut sembler gratuit, ce passage d’un objet a un au- tre, cette cassure, correspond a ce que nous vivons et ressen- tons. En somme, Robitaille nous tend un miroir ot bien souvent nous refusons de nous regar- der, un de ces livres qui ne se- ront peut-étre hélas pas telle- ment lus de nos jours mais qui le sera plus tard quand les an- nées que nous vivons se seront figées dans la mémoire des hommes, cette mémoire qui s‘en référe toujours aux livres quand elle veut se souvenir. Plus que tout, Le Corps bis- sextil témoigne des difficultés de la liberté, cette liberté qui nous rend responsables de nous-mémes et qui, plutdét qu’une démission face a la vie, en est l’attribut le plus fonda- mental et le plus dénigré. Billet J'ai l’age d’avoir vu naitre beaucoup d’écri- celui d’inventer un per- vains au Québec. Il fut un temps ot grace aux nombreuses subventions venant d’Ottawa ou de Québec, certains édi- teurs, dont Jacques Hé- bert, publiaient trente a quarante nouveaux’: au- teurs chaque année. C’était beaucoup. Et bien peu de véritable talent. Il y a beaucoup de jeunes auteurs qui ne savent pas regarder vivre. La plupart, dans leur pre- mier roman, sont capa- bles de fignoler leur pro- pre vie, ou du moins leur réve de vie. Ils échouent au deuxiéme ou troisiéme livre parce qu'il s’agit cette fois de la vie des autres. Et voila ce que veut dire regarder vivre. S‘attarder a voir les au- tres, a les comprendre, se mettre dans leur peau, s‘attendrir sur eux, ou méme les hair, mais ne jamais les ignorer. S’ou- blier, en somme, et s'il faut se raconter, prendre © la peine d’étre intéressant et d’accomplir des dé- marches valables. Trop d‘auteurs se con- templent le nombril a tel point qu’ils oublient de voir vivre le monde qui les entoure. Trop d’au- teurs manquent de com- passion et méprisent, a la fin, tout personnage qui ‘n'est pas eux-mémes. S‘il y avait un exercice que je recommanderais aux novices de |’écri- Ma lettre ouverte aux jeunes auteurs par Yves Thériault =< de le faconner en com- posite de dix autres indi- vidus que l'on a connus. Prendre chez un l’aspect, chez l'autre une vertu, chez un autre encore un vice, picorer comme une poule pour réunir cent piéces détachées d’en faire un 6tre, et lui insuf- fler la vie en lui faisant vivre des événements. Mais TOUJOURS s’‘ou- blier soi-méme dans cet- te tache, toujours se pla- cer au-dessus et en-de¢a du personnage, qu'il soit libre de vivre ce qu'on lui fait vivre. Hélas, ce que je pro- pose est difficile. Beau- coup d’auteurs n’y arri- veront jamais. Et voila pourquoi les années dorées de la pu- blication a tout prix n’ont données, a la fin, qu’un tas de médiocres qui en- combrent aujourd’hui la littérature québécoise. - Et quelques-uns seule- ment parmi eux, qui sur- vivront. Maissi peu... Ecrire, c'est raconter. Raconter, c'est d’abord observer, scruter, aimer suffisamment les 6étres pour leur rester totale- ment attentif. Avoir de la compassion, de la ten- dresse, et savoir les res- pecter, sy intéresser, etc. ... Mais tout ¢a est bien _ difficile, & moins d’avoir du talent. Ce qui est ter- riblement rare. \ La difficulté de vivre — par Michel Beaulieu wy de RRR < Phy