Le Moustique!... Pacifique | Volume7 7 5e Edition ISSN1704-9970 Mai 2004 critique littéraire - Paysage fer Frangois Bon fait chaque jeudi le trajet Paris-Nancy par train et il revient de nuit, deux jours plus tard. A chaque aller, il prend note des paysages qu'il entrevoit de la fenétre de son compartiment. Ce qui donne un récit en petites impressions qui passent, se coupent, se recoupent et traduisent bien l'aspect fragmentaire que tout voyageur attentif regoit au cours d'un voyage en chemin de fer. Il décrit de cette fagon pointilliste les villes, les villages, les gares ow le train s'arréte briévement, mais trés peu la campagne. Ce qui reste au lecteur est une atmosphére de monotonie et d'ennui: personne ou presque n'‘habite les milieux urbains entrevus, les rues désertes semblent ne mener nulle part, les alentours des gares sont sordides, les usines désaffectées, les jardins sont vides. Le voyageur essaye sans succés de capter la vie qui doit exister derriére ce qui n'est que I'envers du décor. Il note les panneaux publicitaires et le seul moment ou il trouve quelque plaisir au paysage est quand il reconnait le nom Westphalia Separator parce que cela lui rappelle des souvenirs personnels. II a travaillé pour cette compagnie allemande en Allemagne dans sa jeunesse. Tout d'un coup, le récit s'éclaire et la monotonie est brisée alors quiil évoque son passé. Je comprends les impressions que ressent le voyageur-auteur Francois Bon parce qu'il traverse une région qui ne signifie rien pour lui. Il n'y a aucune attache. II passe indifférent et ne remarque que le gris et I'absence. Il ne peut pas imaginer ce qu'il n'a jamais connu. J'ai fait plusieurs fois ce méme trajet, et je !'ai vu tout autrement, excepté quand je suis allée, ces derniéres années, auprés de ma mére qui perdait de plus en plus la mémoire et s'éloignait dans un pays ou je ne pouvais la rejoindre. C’'était en février et j'étais alors moi aussi frappée par la grisaille triste parce que je n'avais aucune joie en moi. Mais avant la maladie de ma mére, j‘aimais regarder défiler le paysage et je prenais mon train a la gare de l'Est avec allégresse. Je miinstallais prés d'une fenétre et, bien que j'aime tant lire, je n'avais pas besoin de livre ou de journal pour me tenir occupée. Je retournais aux lieux de mon enfance, j'allais retrouver mes vieux parents qui m'attendraient a la gare de Lérouville ou de Commercy, souriants, heureux de me garder quelque temps avec eux. J'étais contente de quitter Paris et ses environs, trop grands, trop peuplés. Avec impatience, j'attendais l'arrivée en Champagne, ses coteaux bien alignés d'ou coulerait le vin pétillant dont mon pére ouvrirait une bouteille pour célébrer nos retrouvailles. A Epernay jiavais envie de descendre pour aller dire bonjour 4 ma tante qui habite Ay. Son mari travaillait dans les caves, possédait une vigne et faisait son vin. Chez eux, on dinait au champagne dont j'adorais la mousse légére et rose dans la longue flite effilée. Je me remplissais du bonheur de ces bons repas de féte en famille. Non, je ne m'arréterais pas encore aujourd'hui mais peut-étre une prochaine fois... Je me laissais happer par les souvenirs de ma jeunesse, j'imaginais avant de les apercevoir les paysages verdoyants de la Meuse, les collines, les bois, les riviéres vertes. Je venais de quitter la plaine de Saskatchewan encore rigide de froidure sous la neige et mes yeux s'émerveillaient de tout ce vert. Dans les villes et les villages apergus de ma vitre couraient des enfants, mes fréres et soeur, mes copains, mes amies. Voila notre équipe de jeunes filles joyeuses qui allaient disputer des matchs de basket le jeudi a Bar-le-Duc et a Commercy. Tout ce pays de |'Est de la France avait un sens, une vie réelle, il faisait partie de moi; tout a l'heure je descendrais 4 Lérouville et j'embrasserais mes vieux parents. Pendant le parcours en voiture jusqu'a Saint-Mihiel, je reconnaitrais le petit bois ou nous allions aux champignons, la Meuse ensoleillée au bord de laquelle nous passions nos étés, le camp des Romains que nous escaladions a pied ou a bicyclette. J'apercevais dans la vallée le clocher de |'église Saint-Michel, les roches calcaire dans le fond. J'étais enfin de nouveau dans mon ancien chez-moi. 4