Le Moustique En fait, du petit baigneur, ils en font un vilain petit collaborateur qu’ils forcent a trahir pére et mére. Ma fille me fait remarquer qu'il n'y pas que les Indiens a penser de la sorte : — Cette priére, me dit-elle, pourrait bien étre universelle. Plus d’un pécheur, plus d'un peuple fa faite. Je termine a linstant un roman d’Alister MacLeod ot lon rapporte fa méme croyance. Tu connais MacLeod ? — Attends! C’est un Canadien écossais ou un Ecossais canadien, difficile a savoir! Mais a le lire, on imagine mal qu’on pourrait vivre en dehors d’une culture. C’est comme cette autre Canadienne, Nancy Houston: sans laffirmer vraiment, ils me font croire que pour s’ouvrir intelligemment aux autres civilisations, i! faut étre bien enraciné dans la sienne propre. — MacLeod raconte que fes pécheurs de Glencoe, des Ecossais qui devaient autant sentir le poisson que le whisky, veillaient a ne pas faire de mal au roi des harengs, car c’était lui qui, chaque année, ramenait le « banc » et Parriére- ban de ses congénéres. Un autre petit félon, quoi ! . — Sans doute ! Je crois cependant que le menteur c’est l'homme en définitive. C’est que, le pauvre, il appartient 4 une malheureuse espéce coincée entre . Tanimalité et la conscience. J’envie parfois le féroce lion qui, sans aucune arriére-pensée, mange la gracieuse Volume5 - 11e édition gazelle. II survit et cela lui suffit. Quant a homme, avec sa conscience, il lui faut a chaque instant trouver l’excuse de n’étre qu’un animal. « L’homme n'est, de fait, qu’un animal, son malheur est qu’il le sache. Le pire est qu'il l'oublie trop souvent ». — Tiens ! C’est de qui cela ? — Je n’en sais fichtrement rien, mais je crois qu’il a raison. — Ce n’est pas de Pascal ? — Non! Lui a dit: «... il n’est qu’un homme, au bout du compte, c’est-a-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et de rien: il n’est ni ange ni béte, mais homme ». Ce qu’on a traduit par : « Qui fait !'ange, fait la béte». Le pauvre Homo soi-disant sapiens | S’il pouvait savoir ce que l'on attend vraiment de lui. Non pas tous ces réles qu’il se force de jouer, mais la vérité intrinséque, la seule véridicité cosmique. Il y aurait alors de vraies consciences et de vraies trahisons. Mais la, on I’'a jeté sur terre sans information aucune et, pour gérer son existence, i! ne peut compter que sur ses propres délires. I] y a tant d’orgueil a croire qu’on puisse un jour comprendre le sens de notre propre existence. En attendant, le mensonge est sa seule religion. Avec le développement des civilisations, le leurre devient simplement plus sophistiqué. — Le crabe provoque-t-il toujours chez toi ce genre d'humeur ? — Non! En général, ce sont plutét les sushis qui me font du tort. En vérité, je regrette qu’on n’ait pas un petit blanc bien sec et bien frappé pour accompagner cette chair fraiche et délicieuse. — Donc d’aprés toi, les hommes sont tous innocents, innocents _— par ignorance ? — C'est évident ! L’homme ne ment ou ne faut qu’aux préceptes quill a ISSN 1496-8304 Novembre 2002 luirméme énoncés, car il est seul sur la terre & pouvoir les édicter. Il est a la fois juge et partie. Et c'est pour dissimuler ce vice de forme et utiliser leur puissance qu’il invoque les dieux ou la beauté des principes. — Sais-tu que, pour linstant, tu es trés philosophique et, par la, prodigieusement ennuyeux ? — Sais-tu que c’est la premiére fois de ma vie que je mange du crabe fraichement péché avec du coca ? Et puis, le temps a changé. Le ciel est noir de nuages. C’est la fin de notre aventure et elle a l'air de se terminer sans gloire. : — Qui! Mais, et jinsiste, le crabe est réellement délicieux. — Quand tu parles ainsi, tu me fais penser & Grouchy. — Grouchy ? — Rappelle-toi, ce maréchal napoléonien qui a failli 2 Waterloo, trop occupé qu’il était 4 manger les merveilleuses fraises de Wépion. Petit village dans ce qui n’était pas encore la Belgique, mais déja le tombeau du bonapartisme. — Hé 1a! Doucement, pas de défaitisme ! On a fait, grace a ton fils, fa partie ta plus dure du sentier et si tu as eu quelques moments de faiblesse, nous les avons surmontés courageusement. J'ai méme eu a quelques occasions rimpression d’avoir un jeune pére. — J'ai eu des moments de faiblesse, moi ? — Certes, les obstacles que tu as eus le plus difficile a franchir ont été la popote et la vaisselle. La, tu n’as pas été trés brillant, plutét absent méme. — Le manque d’expérience, peut- étre? On s'offre un autre petit crabe ? — Oui ! Mais alors, sans coca. Jean-Jacques Lefebvre