Le Moustique Volume 5 - 3° édition ISSN 1496-8304 Mars 2002 -Tu veux manger chez Monique, toi ? - Non, bien sar ! Mais si tu préfére cela au riz moisi, je le comprendrais parfaitement bien. - Non, alors, si tu ne désires pas réellement y aller, autant que nous restions ici. Je croyais te faire plaisir. - C’est trés gentil a toi et je t'en remercie, mais ce n’est pas cela qui est important. Je pense surtout au gotit de ce que l'on mangerait ce soir et qui pourra étre exécrable. Je me soucie également de ta santé : je ne suis pas certain que le riz moisi soit particuli¢rement sain. - Tu as peut-étre raison. On pourrait peut-étre y aller ce soir, mais ce soir seulement, car ce n'est vraiment pas dans I’esprit de sentier. Et puis, il faut étre prudent avec la moisissure. On ne peut pas tomber malade ; on a encore quelques jours a tenir. - C’est dommage que I’on en soit réduit a cela ; mais tu as raison, ce sera probablement plus prudent. Allons-y tout de suite, le soleil va bient6t se coucher. On a jamais été aussi rapide. Pas question de renfiler nos bottines de marche, Monique n’est probablement qu’a deux pas. On a donc gardé aux pieds nos sandales de plage, cela fait plus "vacances". Je me sens tout joyeux : ce n’est sans doute pas tout a fait les vacances (on a encore quelques jours a tirer), mais c’est réellement la féte. La plage de sable fin, couleur chamois, s’allonge, majestueuse, alors que son cortége de maigres dunes et de grands troncs d’arbre naufragés €merge progressivement de la pénombre sous les derniers faisceaux de lumiére. On progresse rapidement sur la gréve humide, durcie et luisante, qui gonfle et éclate, auréole sombre couronnant chaque pas, et qui palit soudain, exsangue de son eau, alentour de l’empreinte délaissée. Le soleil se couche derriére un sombre promontoire que coiffent le phare de Carmanah et quelques coniféres nimbés d’or. Le ciel, bleu délavé, passe a I’horizon a un jaune cadmium, riche et épais comme une pate qui souillerait la mer de teintes cremes, mauves ou violettes. Sur ce décor criard, virevoltent les silhouettes obscures de centaines de mouettes glapissantes. Je me suis toujours demandé comment le ciel pouvait basculer de l’azur au safran sans passer par le sinople. Pourtant, que ce soit de huile, de la gouache, de l’'aquarelle ou de simples crayons de couleur, si vous mélez du bleu au jaune, vous obtiendrez toujours une belle coloration verte. Peut-étre suis-je daltonien quand je contemple le ciel ? Si vous naviguez sur le Pacifique, trés au large des cétes, bien des gens observent un "green flash" a l'instant ou le soleil se couche. Il y a de cela quelques années, avant chaque crépuscule sur le Pacifique, quelque part entre les les Clarion et Clipperton, le capitaine et les matelots m’emmenaient sur le pont pour admirer le coucher du soleil et surprendre cette “lueur verte”. II étaient tous a parler en méme temps : - Attention ! C’est bientét...Le soleil va disparaitre... Voila, ¢a y est presque...On ne voit plus que le sommet de I’astre...C’est maintenant, la toute de suite...Attention, cela va trés vite...Quais ! Ca y est, elle a été magnifique cette fois... Vous l'avez vue, elle était formidable! - Non! Non, je n’ai rien vu ! Les yeux douloureux a force de fixer I’horizon, les nerfs tendus a l'extréme, la concentration de l’esprit totale, je ne l'avais pas vue. C’était ainsi a chaque fois, puis on me servait a boire de la biére, pour me consoler, en me promettant que le lendemain, cette fois, je la verrais. Cela a duré des semaines, j’en faisais des cauchemars, je ne voyais toujours rien. Je ne lai toujours pas vue. Et je ne sais méme pas encore si c’était une plaisanterie ou si j’avais raté un phénomene naturel formidable. ; Jean-Jacques Lefebvre A suivre dans le prochain Moustique !