le lit qui m’avait retenue trop longtemps. Alors, il y a eu ce choc, cette sur- prise horrifiée, en retrouvant mon visage dans le miroir. La, dans la ré- flexion d'une psyché aussi ancienne que la demeure, je trouvai le visage d'une vieille femme. C’était moi, bien stir, cependant vingt ans plus tard. Cette courte indisposition m’avait volé toute ma jeunesse. Dés ce moment, et bien qu’elle semblat avoir embelli d'une fagon incroya- ble, la villa avait €@ mes yeux quelque peu perdu de son charme. J’avais beau tenter de me raisonner, j’étais de plus en plus persuadée de devoir attribuer a cette demeure la responsabilité de mon état. C’était une idée folle, probablement imputable 4 ma grande faiblesse. Une pensée ridicule et j’essayai d’en rire ; je parvins tout au plus a grincer des dents. Le plus inquiétant était ce sentiment profond de ne jamais oser fuir de cet endroit. Ni méme aller voir un médecin et lui confier mes craintes concernant ma santé. C’était une impression étrange. Sans doute la peur de ne pas découvrir de changement en moi et qu’alors, il faille invoquer d'autres causes. De celles liées a mon état mental. On me ferait quitter la villa et mes réves pour des lieux propres et froids ou j’emporterais mes cauchemars. Ce matin, j’ai rassemblé mes forces et mon courage pour acheter un peu de nourriture dans une €picerie faisant face a la tombe d’Emilie. Comme d’habitude, je suis rentrée en passant par le cimetiére, me faufilant entre les caveaux proches de la haie taillée dans le houx. D’ici, je vois la villa me faisant face. Un temps d’arrét : je rechigne a rentrer chez moi. Ce « chez moi » m’est devenu a la fois étrange et étranger, angoissant et menacant. Pourtant, les lilas, a ce nouveau printemps, sont magnifiques. Ils semblent jaillir de la villa comme une masse proéminente et mauve, débordant d’un fruit sec, éclaté. Une déhiscence généreuse et colorée inspirant davantage la quiétude et la confiance que le désarroi et la désolation. Je doute. Le mal serait-il en moi ? Ici, dans ce cimetiére, tout est paix et sérénité. La douce chaleur d’un pale soleil de mai pénétre dans ma peau comme un baume a tous mes tourments. L’air frais chargé de toutes les senteurs du renouveau semble réveiller en moi des fibres dont j’avais oublié |’exis- tence. D’un geste, je caresse la mousse duveteuse et humide qui cache pudiquement une cavité mystérieuse dans le corps lisse d’une stéle. La peau bistre et parcheminée sur cette main se voulant lascive n’engen- dre cependant qu’une impression de froide indécence. C’est la griffe d'une vieille folle ayant perdu son ame. A cet instant, j’entends des gémissements suintant du grand caveau triste et fuligineux, dressé comme un crématorium en bordure du cimetiére. 26