Le Moustique Volume6 - 4¢ édition De plus, et l'on s’en doute, il était hors de question qu’en tant qu’animal primitif, elles puissent parler. Pourtant, le langage que j’entendais était trés distinct et, de plus, il m’était parfaitement compréhensible. Sans aucun doute, quelqu’un, a partir de cette boite, s’adressait a moi. Soulevant le couvercle et n'y voyant rien d’autre que mes petits vers, il devenait évident qu'il ne pouvait s’agir que d’une planaire. Le coeur chaviré par la reconnaissance que me portaient ces petites bétes, aprés tout le soin que j’en avais pris, les larmes m’en vinrent aux yeux. Les relations entre les humains et les animaux, mémes, disons-le, trés primitifs, sont d'une intensité réelle et ce miracle de tendre communication en était la pleine confirmation. Je soulevai davantage le couvercle et tendis l'oreille. L’appel semblait venir d’une planaire, 4 peine plus petite que la moyenne et d’une couleur quelque peu inhabituelle, qui se collait sur la partie inférieure du couvercle. Cet individu, né des plus récents découpages, semblait avoir une intelligence 4 ce point prodigieuse que, malgré ses terribles limitations biologiques, il avait acquis ou créé une maniére de s'exprimer trés efficace, bien que totalement inexplicable. — Je peux sentir votre présence, mais je ne peux vous voir, disait la voix. Pourriez-vous me dire qui vous étes et ou vous trouvez-vous ? Trés excité, je répondis : « Je suis tout prés de vous et je vous vois fort bien. » — C'est trés étrange, car vous n’apparaissez pas dans mon champ de vision. Vous devez appartenir sans doute a ces entités supérieures qui nous sont invisibles, mais décident de notre destinée ? — En quelque sorte, oui! Mais sans étre a ce point différent de vous. Disons que j’appartiens 4 une autre dimension que la vétre. — Ceci est vraiment passionnant! Il se peut, alors, que vous puissiez m/’apporter quelques éclaircissements ? — Lesquels, par exemple ? — Et bien! Cet univers qui est le mien et qui semble manquer de votre dimension, comment vous parait- il? — C’est trés simplement une boite ! — Une « boite » ? Est-ce donc le nom que vous donnez a mon monde? Intéressant! Ici, nous nous disputons quelque peu, mes collégues et moi. Ils voient notre univers parfaitement plat et infini dans toutes les directions. — Ce n'est pas exact ! — Ah! Vous me faites grand plaisir. Figurez-vous que fatigué de chercher continuellement ma nourriture sans jamais étre str de la trouver, j'ai usé d'un petit subterfuge. Plut6t que de tourner en rond, j'ai décidé de ne plus me déplacer qu’en ligne droite, afin de mieux localiser ces aliments découverts par hasard. A cet effet, j’ai-inventé une sorte de boussole qui me permet de ne plus dévier ; enfin, je trace au sol mon point de départ ainsi que le cheminement effectué. Imaginez-vous ce que j'ai découvert ? — Que vous étes retombé sur vos pas . ISSN 1704 - 9970 Avril 2003 — Exactement! C'est extraordinaire que vous le sachiez. Cela veut dire que mon univers n’est ni plat, ni infini, mais bien sphérique et, ainsi, limité. — En fait, il n’est pas réellement sphérique, mais vous avez raison : en tant qu’animaux, notre intelligence est restreinte; il est des dimensions supérieures qui nous 6échappent et qu’on apprend a découvrir par le seul raisonnement philosophique ou mathématique. Dans mon propre univers ou la troisieme dimension est naturelle alors que, dans votre monde di’aplatis, elle vous manque cruellement, par la déduction mathématique et physique, nous en sommes arrivés a croire l'univers posséder onze dimensions. Onze dimensions dont seulement trois nous sont accessibles physiquement, ainsi que, peut-étre, une quatriéme que l'on peut concevoir intellectuellement. Les sept autres nous sont totalement inimaginables. — Serait-il possible, alors, que des gens de cing a onze dimensions vivent dans notre monde sans que nous puissions nous en rendre compte, sans que nous puissions les voir; un peu comme je ne peux pas vous apercevoir vous-méme ? — Ma foi, c'est vrai! La chose est bien probable. Je n'y avais pas pensé. Des mondes paralléles grouillant de monstres invisibles ! Une promiscuité a la fois mystérieuse et inconvenante. — Pourquoi inconvenante ? — Parce que je sais tout de vous et vous, rien de moi. Cela ne vous parait pas choquant ? — Tant que je l'ignore et que vous vous montrez discret. — Mais a présent que nous nous connaissons ? — Bah! La curiosité intellectuelle fait fi de ces pudibonderies. — Vous étes un plathelminthe bien sage ! Ce fut, dans cette sorte d’intimité intellectuelle, que j'ai décidé de lui donner un nom. En avait-il un déja ? Je ignore, mais il m’a plu de l’'appeler simplement « Steven ». Du méme prénom de celui a avoir dit un jour: « La réalité physique reste un mystére terriblement profond, méme pour un physicien, tant il est improbable qu’elle ait été congue pour étre comprise par l’esprit humain ». Ces moments passés entre nous étaient exaltants, tant les propos que nous pouvions échanger avaient une grande profondeur, certainement autant scientifique que philosophique. Surtout ce concept de dimensions manquantes qui ne pouvait que nous apprendre I’humilité. D’ailleurs, 4 une dimension prés, plus encore pour Steven que pour moi-méme. Je gardais donc une certaine avance sur ce prodigieux cerveau qu’était celui de cette planaire et je participais, avec assez d’orgueil, 4 ses découvertes de plus en plus nombreuses qui révolutionnaient le mande_de la boite a chaussure. En méme temps, je prenais la mesure des limitations d’Homo sapiens, lui-méme, qui pouvait a peine comprendre la quatriéme dimension. wl. a suivre dans le prochain Moustique. 13