La vie en rose et noir Le 15 Aott 1899, dans une spacieuse et confortable demeure domi- nant le Bosphore, une famille est heureuse de la naissance de son troi- siéme enfant. Aprés deux filles c'est enfin un garcon, Solomon, qui transmettra le nom. II sera adulé. On lui promet un avenir magnifique. La mére est I'héritiére d'une vieille famille, les Benveniste, qui fait partie de l'aristocratie de la Turquie d'Europe. Le pére a des origines plus an- ciennes qui plongent leurs racines en Haute-Galilée. Médecin- chirurgien renommé, il est également colonel dans l'armée turque et le Sultan lui a décerné le titre de Pacha pour services rendus au pays bien qu'il ne soit pas de religion musulmane. II porte épée et bicorne et a grande allure. II dirige I'hépital militaire d'lstanbul dont on peut voir de nos jours les longs batiments sur une rive de la Corne d'Or, hépital qui garde le souvenir de Florence Nightingale. La famille vit dans une certaine opulence mais n'oublie jamais de se conformer aux régles morales de la Thora. Elle frequente la Grande Synagogue mais, quand il s'agit de culture, la religion céde le pas a d'autres priorités : les trois enfants feront en effet leurs études dans la meilleure école d'lstanbul, celle de la Congrégation catholique fran- ¢aise. Il est de tradition, dans la famille, de parler couramment quatre langues: le turc, naturellement, le grec, l'espagnol et surtout le francais. On aime la France, on s'imprégne de sa culture, on connait ses écri- vains, ses poétes, ses artistes, sa langue. C'est d'ailleurs le francais qui est parlé quotidiennement en famille. Les années passent. Les deux filles, Corrine et Jenny, ont fait des étu- des universitaires. Corrine part a I'étranger, a Alexandrie, 4 Damas, a Bagdad, a Ispahan, ou elle sera professeur de frangais. Fascinée par les langues, elle en parlera dix-sept. Jenny pourrait-elle aussi étre pro- fesseur mais elle épouse Sabato qui vient d'Andrinople. II a fait ses études de médecine en Suisse, les poches pleines d'or. Pourquoi exer- cerait-il un métier puisqu'il est fortuné et que, ce qui le passionne, ce n'est pas la médecine mais la poésie? On suit avec intérét, dans la famille, la progression d'un nouveau parti politique dont le chef, Mustapha Kémal, promet plus de libertés et la modernisation de la Turquie. L'aristocratie juive cultivée I'encourage