{ a Faia ’ 20 - Le Soleil de Colombie, vendredi 15 janvier 1988 Par Patrice Romedenne Les 65000 spectateurs du Stadio Olimpico de Rome se sont tus. Silence peu banal de la part de témoins latins survoltés par le déroulement des championnats du monde d’athlétisme. Mais a moment exceptionnel, compor- tement exceptionnel: dans quel- ques instants, débutera la finale du 100 métres plat, épreuve reine de l’athlétisme. Les huit finalistes sont 1a, en contrebas, prés de la ligne de départ. De ces huit vainqueurs potentiels, deux hommes émergent, qui retien- nent l’attention, reléguant au rang de simples figurants leurs six concurrents. De lobservateur spécialisé au quidam passionné, les esprits se bardent d’une certitude: la victoire reviendra a Carl Lewis ou a Ben Johnson. I n'est plus question de finale ouverte mais de duel public entre deux hommes avides de supréma- tie. Lewis-Johnson. Seuls la couleur noire de leur peau et leur incontestable talent empéchent d’écrire que tout sépare ces deux hommes. Ben Johnson est Canadien, Carl Lewis Américain. Le premier nait ala Jamaique d’une famille de sept rejetons et passe son enfance dans la rue, puisque tel iL CHRONIQUE DU TEMPS QUI PASSE Le 30 aodt 1987, a Rome Image fragile de ces hommes qui relévent le menton, fixent un réve de leurs paupiéres vides, s‘arqueboutent, haussent le derriére. est le lot des pauvres a Kingston. Un jour, sa mére s’exile au Canada avec armes, bagages et enfants. Sans son mari. Le second voit le jour dans |’Alabama, a Birmingham. Avec ses deux BEN JOHNSON A VANCOUVER! Samedi 16 janvier, Ben Johnson sera a Vancouver pour participer a la réunion internationale d’athlétisme en salle organisée par «Achilles». Dix pays seront représentés au cours de la soirée: les Etats-Unis, le Canada, I Nouvelle-Zélande, la Grande-Bretagne, l’Irlande, le Qatar, la Norvége, le Kenya et la Roumanie. Le plateau offert par les organisateurs est exceptionnel: outre Ben Johnson, recordman et champion du monde du 100 métres [voir article ci-contre] et du 60 métres en salle, le public a rendez-vous avec Calvin Smith, ex-recordman du -monde du 100 métres et champion du monde du 200 métres. Les deux hommes seront opposés sur 60 métres... Leur présence ne saurait faire oublier la ribanbelle d’athlétes de haut niveau qui fera le voyage vancouverois. Parmi eux: monde du 50 métres haies]. du 50 et 60 métres haies]. 3000 métres en salle]. meétres]. - La Canadienne Angella Issajenko [détentrice du record du - Le Canadien Mark McKoy [détenteur des records du monde - L’Américain Renaldo Nehemiah [détenteur du record du monde du 110 métres haies]. - La Canadienne Debbie Bowker [championne du monde du - Le Kenyan Billy Konchella [champion du monde du 800 Et les autres... A quelques mois des Jeux Olympiques, une soirée a ne pas manquer! [Au PNE Coliseum. Places en vente au guichet VTC CBO. 10, 18, 25 et 50 dollars). Australie, la ere fréres et sa soeur, il vit dans un quartier bourgeois, apprend la danse, prenddes lecons de piano et de violoncelle... Le jour et la nuit. Cété personnalité, méme con- traste. Carl Lewis est le prototype méme de l’athléte soucieux de son image. Il a une gueule, il gagne sans forcer. Tout réussit a cet élégant jeune homme qui troque sans prévenir sa tenue de sportif contrele smoking et tourne un film entre deux enregistrements de disques. Ben Johnson, lui, méconnait cette aisance. Timide, gauche, il fréle la sauvagerie. Cette gloire qui poursuit Lewis l’agace. Sans doute souffre-t-il d’un complexe d’infériorité. Mais il entend bien le faire voler en éclat sur la piste. D’ailleurs, et en prévision du grand rendez-vous romain, il s’y emploie durant été multipliant les chronométres inférieurs 4 10 secondes: 9 secondes et 95 centiémes 4 Cologne; 9 secondes et 97 centiémes a Zurich. Ces deux performances valent mille avertissements. Johnson se veut le meilleur et sans doute lest-il a force de travail, lorsque le dimanche 30 aodt en fin d’aprés-midi, il cale ses pointes dans les starting blocks. C’est Vhomme en forme du moment. A ses cétés, couloir numéro six, . Carl Lewis incarne le talent a létat pur. C’est homme des «Showbizz», 1987," Ben Johnson stupétie la planéte quatre médailles d’or rafflées aux Jeux Olympiques de Los Angeles, trois ans plus tét. 18h40. L’Heure H. Instant supréme. On entendait un spectateur se moucher. Deux favoris et six outsiders sont agenouillés comme 4a confesse. C'est l’heure de vérité. Image fragile de ces hommes qui relévent le menton, fixent un réve de leurs paupiéres vides, s’arque- boutent, haussent le derriére. Un coup de pistolet retentit. L’heure de Carl Lewis a sonné, foi de Big Ben. La, a l’instant, tout vient de se jouer: le Canadien a réagi plus vite. Il a déja grignoté 1,50 métres a l Américain. Le départ parfait. Celui de Lewis n’était «que» bon. - Ben Johnson martéle la piste. Il ne court pas, il bondit, rebondit, dans un style dont la puissance ne le dispute qu’a la violence. Le voila 4 mi-course atteignant sa vitesse maximale et conservant son avance malgré la fulgurante capacité d’accélération de Carl Lewis. Le Canadien déboule sur la ligne d’arrivée, brdilant définitivement la politesse a son rival américain sécrétement courroucé. Les chiffres rouges du chronométre électronique du stade olympique de Rome en restent figés: 984, bientét rectifiés 4-9"83/100. 9”83! Cet exploit irrationnel échappe aux normes humaines. Pourtant, Ben Johnson vient de le réaliser, additionnant les bon- heurs: celui d’étre sacré cham- pion du monde, celui de battre le record mondial de Calvin Smith de un diziéme de seconde (9”83 contre 9793, une différence colossale 4 ce niveau), celui de régler pour un temps cette querelle de suprématie qui Yopposait a Lewis. Humilie~< lAméricain? Pas vraiment. Il termine deuxiéme en 993 et égale l’ancien record du monde. Malheureusement, la tornade Johnson a éclipsé cette perfor- mance. Ben Johnson et Carl Lewis participeront aux Jeux Olympi- ques de Séoul, l’été prochain. Des retrouvailles émouvantes pour des instants qui générent le sublime, quand vous et moi, éberlués et stupéfaits, décou- vrons les limites du vocabulaire. Carl Lewis a une gueule, il gagne sans forcer. Tout réussit 4 cet élégant jeune homme qui troque sans prévenir sa tenue sportive contre le smoking.