CATARINA : LA MEMOIRE EN POINTILLES La memoire est friable, comme un mur qui s'effrite par endroits et reste, a d'autres, impenetrable comme un silence soulignant un blanc du texte, un accroc du tissu. Elle est poreuse, faite de profondeurs etagees, de perspectives croisees, de plans plus ou moins rapproches, plus ou moins larges qui forment une superposition obscure de plaques sensibles disposees en enfilade, se chevauchant et interferant les unes avec les autres. Elle est toujours, par definition, en haillons. Soeur de l'imagination, dont on ne peut qu'a grand peine la distinguer, la memoire fabule toujours. Elle compose des fables, des apologues, des recits ou le sujet cherche toujours un peu a se donner le beau role, meme si c'est celui d'un simple temoin. Catarina, de Jocelyn Robert offre de cette grande oublieuse une image saisissante. Avec une siderante economie de moyens — un plan-sequence et une voix intermittente — Foeuvre met en scene la deroute du dire et Fenigme jamais resolue de Fimage. Car qui peut dire vraiment ce que montre (et ne montre pas) une image ? Qui peut se porter garant du millier de mots qu'elle est censee valoir, ou plutdt faire surgir ? Un train, jamais cadre dans sa totalite mais reduit, au contraire, a Fespace entre deux wagons, traverse Fecran, de plus en plus vite, puis de plus en plus lentement, avant de redemarrer et d'accelerer a nouveau, en une boucle sans fin. Derriere le train, il y a un mur troue d'une porte vitree qui restera fermee tout du long. Et apres une longue plage de silence, elle aussi en boucle, au debut et a la fin de Fceuvre, comme le fameux serpent mythique Ouroboros, symbole de Finfini, qui se mord la queue, une voix presque sans sexe, tant Findecision demeure assez longtemps (on finira par comprendre, a un simple adjectif accorde, que c'est une femme) parle, avec un effort audible. Ce qu'elle dit semble arrache a grand peine a Feternite de Foubli. Et elle parle comme on se parle a soi-meme, avec des passes sous silence, des implicites, des sous-entendus, tout ce qui compose un contexte intime forme lui aussi de non-dit et de ces grands trous que fait toujours apparaitre la coupe, toujours arbitraire, faite dans le flux incessant qui nous emplit la tete et qui constitue peut-etre, dans sa fugacite insaisissable, notre realite la plus sensible : sa soeur, une gare avec des trains qui passent regulierement, un papillon, etc.... On ne sait jamais ce qu'elle cherche a dire. Car il nous manque les questions auxquelles elle tente de repondre. Ainsi sa parole devient encore plus precaire d'apparaitre comme injustifiee, deployee pour rien ou encore declenchee par une necessite qui lui reste personnelle. Peut-etre est-elle la Catarina du titre, peut-etre ce nom est~il celui de sa sceur, d'un papillon exotique ou meme du train (le systeme de transport qui dessert la baie de San Francisco s'appelle bien « Bart» I), allez savoir. Cette indecision maintenue fait penser a certains films de Marguerite Duras, ou encore de Robbe-Grillet: avec de tout autres moyens, bien entendu, Jocelyn Robert met lui aussi en scene, sur un theatre dont son spectateur est lui-meme la scene, le jeu d'ombres et de silences qui de toute image animee fait un recit a jamais impossible. Des que le contrepoint entre voix et image s'installe, des que ce n'est plus simplement, comme dans le cinema hollywoodien, une voix qui parle dans Fimage et nous rassure ainsi sur son reel de pacotille, des que les balises du vrai se perdent dans les brumes d'une parole risquee, Fimage, aussi simple et realiste soit-elle, redevient enigmatique; la voix, surtout si elle n'en est pas le commentaire, la destabilise, la rend a son indecision. C'est que par cet effet de decalage (et de collage) qui est Fessence meme du montage, Fimage et la voix semblent occupees a se poursuivre Fune Fautre dans le temps meme ou, paradoxalement, elles se montrent, chacune, le plus refermees sur soi, le plus irreductibles. La femme semble, par moments, parler du train de Fimage, lui inventant une improbable origine, le capturant pour illustrer son passe dont les images, pourtant, par definition, ne seront jamais visibles, meme pas pour elle. Parfois, encore, au contraire, la voix semble naitre de Fimage, suivre son rythme, y regler le sien. L'image du train qui passe peut aussi — et d'autant plus que le plan a certains moments se resserre, finissant par ne cadrer qu'une partie du mur derriere le train — inevitablement servir de metaphore. Elle le fait deja en ponctuant le rythme de la parole et, de toute fagon — c'est une des legons d'Eisenstein, reprise par la Nouvelle vague et en particulier Godard — toute mise en rapport spatial suscite un rapport de causalite, une «justification » qui prend la forme d'une inclusion (ce train a Fecran fait partie des souvenirs de la dame) ou d'une ressemblance (le mouvement du train est semblable au « train » de ses souvenirs). Cette indecision rhetorique (la rhetorique n'est pas affaire d'ornement mais d'engendrement: elle est le ressort meme de l'imaginaire) ouvre Fespace de la lecture de cette ceuvre parce qu'elle propose une perspective introuvable. Le spectateur est ainsi pris dans une sorte de vortex interactif, un stroboscope audiovisuel: son activite imaginative est suscitee, provoquee par les desequilibres, les non-coincidences, les blancs dont est fait visiblement le spectacle qu'il a sous les yeux. Et de ces recits superposes, qui ne parviennent jamais a prendre forme, c'est~a~dire, a se figer, il devient le depositaire et le relais, y superposant, comme en pointille, les siens propres. Comme si le chant d'Orphee seduisait les juges infernaux en les forcant eux-memes a chanter. Ne s'agit-il pas, encore et toujours, d'arracher Eurydice a la mort ? C'est-a~dire de se souvenir. Ou de faire surgir au fond de l'ceil du spectateur une sorte de lueur qui soit aussi un eclat de voix. Jean-Pierre Vidal Jocelyn Robert vit et travaille a Quebec. Artiste de I'image-mouvement et du son, il a participe a plusieurs evenements de musique au Canada et en Europe, dont le Tic Toe Festival de Victoria, B-C en 2000, le Festival Musiques de Present avec l'Orchestre symphonique de Quebec en 1999 et le Audio Art festival III de Cracovie ne sont que quelques exemples. Sa discographie comprend de nombreux titres comme Les Montagnes brusques (2000); le Crachecophage, en collaboration avec Laetitia Sonami (1999) et 20 moments blancs lents (1998). Ses recherches ont fait l'objet de nombreuses performances et expositions au Canada, aux Etats-Unis et en Europe sans oublier une projection a Sequence a l'automne 2001 de l'ceuvre video L'invention des animaux avec laquelle il remportait, en fevrier 2002, le premier pris « New Image » du Festival International d'arts Mediatiques Transmediale a Berlin. Jocelyn Robert est egalement un des fondateurs du centre d'artistes Avatar a Quebec et en a assure la direction jusqu'en 2001. 31.10.02 > 15.12.02 HEURES D'OUVERTURE : MARDI — VENDREDI DE 12H00 A 16H30 DIMANCHE DE 13H30 A 16H30 ET SUR RENDEZ-VOUS. Consul des arts • H Canada Council ^ w for the Arts < 2 L > Conseil des Arts du Canada 132, rue Racine Est, Saguenay (Chicoutimi), Qc. G7H 1R1 Tel.: 418.543.2744 • Telec.: 418.543.6730 arts@sequence.qc.ca • www.sequence.qc.ca mil® dk