Le Moustique Volume 6 - 4e¢ Edition ISSN 1704-9970 Avril 2003 Francoise Giroud, journaliste absolue et femme dogmatique ! Fondatrice de "L'Express", journaliste et écrivain, secrétaire d'Etat a la condition féminine puis a la culture sous Valéry Giscard d'Estaing, elle est morte le 19 janvier. Les mystéres du parcours sans faute d'une femme 4 la vitalité inépuisable. On a beau vouloir se prémunir contre les clichés - les morts n'ont que des qualités -, on a beau avoir mesuré la dureté de son énergie et l'avoir entendue, au soir de la mort de Simone de Beauvoir, dire seulement : “Elle était mal habillée", on se doit, devant Fran¢oise Giroud, tout en gardant la lucidité critique qui lui était chére, de rendre les armes. - Ce destin de femme, qui avait commencé en 1916 (la méme année que celui de Francois Mitterrand) et s'est achevé dimanche 19 janvier a I'Hépital américain de Neuilly (Hauts-de-Seine), force le respect. Et si l'on a choisi le journalisme, comme elle, non par défaut mais par désir, on a forcément, un jour ou l'autre, révé en regardant la fameuse photo, ot, au marbre du tout jeune Express qu'elle a fondé en 1953 avec Jean-Jacques Servan-Schreiber et qu'elle dirige, Francoise Giroud, conquérante, souriante dans |'éclat de sa trentaine, relit, au cété de Francois Mauriac, le "Bloc-notes" que celui-ci donne au magazine chaque semaine. Frangoise Giroud avait volontiers la dent dure et détestait les enbaumements. Elle se moquait par avance de ceux qu'on allait lui réserver, en écrivant, dans son portrait d'Alma Mahler (Alma Mahler ou l'art d’étre aimée, Robert Laffont, 1988) : “Les vivants ont peur des morts. C'est pourquoi ils disent immanquablement du bien de ceux qui viennent de disparaitre." Du bien, on en dit nécessairement de quelqu'un qui a, comme elle, maitrisé sa vie, tenu son cap jusqu'a la derniére minute - une mauvaise chute, jeudi soir 16 janvier, a 'Opéra-Comique, a Paris. Une femme, qui, a 86 ans, était toujours, instinctivement, journaliste, avec une curiosité insatiable pour l'information, la passion d'écrire des articles (sa chronique de télévision dans Le Nouvel Observateur), de lire des livres et d'en discuter avec véhémence au jury Femina, ou elle siégeait depuis 1992. Cela n'empéche pas de relever qu'un certain gotit du pouvoir la conduisit, aprés avoir appelé, en 1974, a voter pour Frangois Mitterrand, a accepter le poste de secrétaire d'Etat a la condition feminine dans le premier gouvernement du septennat de Valéry Giscard d'Estaing (1974-1976), puis celui de secrétaire d'Etat a la culture (1976-1977). Ni de se souvenir du mot ironique de Pierre Mendés France - le "grand homme" des débuts de L'Express, auquel le magazine apporta tout son soutien -, lorsque Frangoise Giroud publia Si je mens (Stock, 1972) : "Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer. J'ai bien l'impression qu'elle prend des risques..." Ni méme de s'interroger sur son affirmation répétée, “il faut absolument étre sociable", comme si l'image sociale qu'on projette de soi-méme était lalpha et l'oméga d'une vie, d'un individu - elle avait peut-étre choisi de le croire pour demeurer dissimulée, a I'abri derri@re des réles de composition qu'elle jouait tous a la perfection. Mais cela ne lui permettait pas de toujours comprendre les artistes et leur refus d'adhérer a la comédie sociale. Celle qui était née Frangoise Gourdji, le 21 septembre 1916 a Geneve, et qui avait trés tot perdu son pére, n'avait pas attendu de se trouver confrontée 4 un monde d'hommes - le journalisme des années d'aprés-guerre - pour savoir qu'il fallait se forger une armure, et ne compter que sur son obstination et son courage. Trichant sur son age, elle n'a pas 16 ans quand elle se fait engager comme dactylo-vendeuse dans une librairie du boulevard Raspail, a Paris. C'est la qu'en 1932 elle rencontre le cinéaste Marc Allégret et devient scripte - notamment pour La Grande Illusion, de Jean Renoir - puis scénariste de quelques films, dont Antoine et Antoinette, de Jacques Becker. Pendant la deuxiéme guerre mondiale, on la retrouve a Lyon. Elle donne ses premiers écrits de journaliste 4 Hervé Mille, pour Paris-Soir, replié en zone libre. Résistante, elle est arrétée et emprisonnée a Fresnes, tandis que sa sceur est déportée. A la Libération, Héléne Lazareff 'engage a Elle, et Frangoise, désormais et pour toujours Giroud, dirige pendant sept ans "'hebdomadaire féminin le plus lu alors dans la presse francaise. 1953, l'année de ses 37 ans, est celle d'un accomplissement. Jean-Jacques Servan-Schreiber fonde L‘Express avec elle et lui en confie la direction. Elle demeure la seule femme a avoir dirigé pendant vingt ans un grand journal frangais, qui fut un modéle, qui employa jusqu'a 500 personnes et atteignit un tirage de 700 000 exemplaires. Ce qui l'autorisait 4 étre peu améne dans ses jugements sur L‘Express d'aujourd'hui. Si elle aimait a dire qu'elle n'avait jamais eu a lutter pour s'‘imposer aux hommes, puisqu'elle avait d'abord été dirigée par une femme et qu'ensuite c'était elle "qui commandait", elle avait bien décrit, dans Si je mens, \a situation des femmes dans certains métiers ou certains lieux de pouvoir : "Dés qu'une femme franchit la frontiére du territoire masculin, la nature du combat professionnel change. Les vertus que l'on exige alors d'une femme, on se demande combien d'hommes seraient capables de les montrer." On lui doit aussi cette phrase si juste : "Le probléme des femmes sera résolu le jour ow l'on verra une femme médiocre a un poste important." “On n'y est pas encore, mais on progresse", confiait-elle en riant, au moment de ses 80 ans (Le Monde daté 6-7 octobre 1996). 14