Le Moustique Une Coccinelle m’a dit... neal Il existe chez les doryphores 1 touchante. Ils se transmettent, de génération en génération, les souvenirs heureux ou tragiques des événements vécus par les ancétres. Celui que j'ai rencontré, un jour ot je m’étais perdue dans la campagne, était lui-méme égaré, loin de sa famille et, sans doute pour cette raison, mélancolique et disposé aux confidences. Il m'aborda tout de go, constata que mes élytres étaient différents des siennes et me complimenta sur le choix de mon costume: pois noirs sur fond rouge, c’était trés chic! Il me demanda ensuite quelle sorte de bouffe me susten- tait (je remarquai vite que son vocabulaire n'était pas tres distingué). Je lui répondis: les vers, les petits insectes... « Vous étes plutét bien accueillie il me semble. - Oui, je crois qu'on m'aime bien. Certains disent méme que j'ai des relations avec le Bon Dieu mais vous connaissez les hommes ! Ils parlent souvent tres legérement des choses sérieuses... - Moi, on me déteste! C'est étrange car je ne m'attaque pas a la vie animale, moi ! Je ne mange que des feuilles, moi ! Eh bien je n’ai jamais été protégé par la S.P.C.A. La vie est vraiment remplie d’injustices !” De fil en aiguille, Solaphorus, - c'était son nom, - me raconta sa vie, puis celle de sa mére, celle de sa grand'mére, et me parla d’ancétres dont l'histoire se transmettait dans les familles. Lui-méme vivait chichement sur un coin de terre dans une petite communauté doryphorienne oubliée des hommes. Mais il n'en avait pas toujours été ainsi pour les siens. Il y avait eu autrefois une période de prospérité fabuleuse dont il me fit le récit avec des larmes d'émotion. “A cette €poque, partout ot s'étendaient des champs de pommes de terre, les doryphores bafraient et copulaient par milliers. C’était I'age d'or. Personne ne vaporisait plus cette saleté qui sentait I'enfer et qui vous ratiboisait plusieurs générations en un rien de temps. C'était enfin la liberté, la belle vie, a s'en mettre plein la lampe aussi longtemps qu'il restait des feuilles de patates. L'orgie ! Ah! Le bon temps ! ll y avait bien parfois des bandes d'enfants gueulards qui envahissaient les champs sous la conduite d'un adulte qui était censé les surveiller. 10 Volume 6 - 5e Edition ISSN 1704-9970 Mai 2003 IVISVOD ES AMMEUIS ... J Ces petits sauvages ramassaient tous les doryphores qui'ils voyaient, par deux, par trois, par quatre et, sans pitié, les enfermaient dans des boites de fer-blanc jusqu'a ce qui’ils s'entassent a étouffer. Et aprés, savez-vous ce que devenaient ces victimes? Les boites étaient vidées dans un brasier au milieu de la cour de I'école du village. Les élytres craquaient dans les flammes, les abdomens éclataient, tous les doryphores finissaient en fumée. Une hécatombe! Pas de survivants! Chez nous c’était la panique. C'était vraiment une époque sans pitié.” Je fis remarquer a Solaphorus que d'aprés les souvenirs pre- famille, les doryphores n'avaient pas été les seuls que l'on cherchat a détruire a cette €poque. Dans l'espéce humaine également, il y avait eu des massacres. Des hommes qui n’avaient commis ni délits ni crimes avaient péri par milliers, entassés, asphyxiés, et s'étaient eux aussi évanouis en fumée. “SJtignore ce que vous voulez dire répondit Solaphorus. Moi, vous savez, en dehors des champs de pommes de terre, le monde m'intéresse peu. Je vis parmi mes feuilles, sur mes feuilles, sous mes feuilles, et ce qui arrive au loin me passe trés au-dessus des antennes Il ajouta, - par honnéteté, dit-il, - que ces rafles de doryphores se terminant sur un bicher étaient malgré tout assez rares. “La preuve, c'est que ces temps lointains sont encore considérés chez nous comme une époque bénie. A présent nous vivotons... c'est tout! Et je prie tous les jours ce nom de Dieu de Sauveur des doryphores (je vous I'avais dit que son langage était abrupt) pour que ce bon temps revienne.” Je laissai Solaphorus a ses regrets et a ses priéres car, décidément, nos vues sur le monde n'étaient pas les mémes. Mais je suis d'un naturel conciliant. J'ai la faiblesse de toujours vouloir me rendre sympathique. Alors je lui ai dit que tout espoir n'était peut-étre pas perdu, qu'il existait encore des hommes capables de faire revivre une semblable époque. Si les brasiers étaient a présent un peu démodés pour avoir trop servi, il y avait d'autres moyens pour éliminer les indésirables. L'homme est un merveilleux inventeur, vous savez ! Et peut-étre, alors, les conditions se- raient-elles réalisées pour que les doryphores connaissent a nouveau la grande vie... Il parut si ragaillardi, si souriant que je m’éloignai de lui, indignée. Le Bon Dieu ne veille-t-il donc que sur les coccinelles? Pour ne pas voir rouge je pris mon vol dans le soleil. Pernelle Sévy, Port Alberni. Mai 2003