Le Moustique Volume6 - 6¢ Edition ISSN 1704-9970 Juin 2003 Tout n’a qu’un temps. Cela faisait longtemps, des années sans doute, qu'il avait ressenti cette profonde insatisfaction, Cette impression d'échouer en tout, de ne rien comprendre de ce qui l'entourait, de se trouver chaque fois 4 contretemps, pour les choses, avec les gens. Sa mémoire ne le ramenait pas trés loin en arriére, mais lui aurait-on dit qu'il avait tout raté dés le premier jour, dés le moment méme de sa naissance, en aucune maniére aurait-il été surpris. L’échec avait été une des constantes majeures de sa courte vie. Non pas quiil souffrit d'un complexe d'infériorité ou qu'il se reconnGt foncigrement incapable ; il se savait avoir un certain potentiel, un potentiel bien caché comme aimaient a le dire ses professeurs. Ce qui le désavantageait au point de le faire croire inapte en toutes choses était un besoin irrépressible de perfection. Un idéal impossible qui, depuis longtemps, avait tourné a l'obsession. Ses parents se rappelaient qu'il avait pris bien plus longtemps que n'importe quel enfant d se mettre a parler. Et encore, il l'avait fait en bredouillant lamentablement. De cela, il s'en souvenait fort bien. Il avait en effet hésité de longs mois avant d'oser ses premiers mots, de lancer sa premiére phrase. II fallait que son entrée dans le monde des paroles, dans I'univers des idées, fGt parfaite. Il voulait qu'on le prit au sérieux dés le premier contact verbal. Surtout qu'on ne se moquat point de ce qui, autrement, naurait été que babillage enfantin. Mais la peur d'échouer l'avait 4 moitié paralysé, au tout dernier instant, quand les mots, si longtemps préparés, s‘apprétaient d étre énoncés, Le désastre avait été total et avait conforté ses parents dans leurs pressentiments les plus pessimistes. Depuis, tout le reste avait été a l'avenant. Petit d petit, et pour ne pas trop souffrir de ses échecs, il avait essayé ne plus préter attention aux jugements dont il faisait l'objet, d'en ignorer surtout les conséquences. Autrement, de faire la sourde oreille aux commentaires, critiques et lazzis qu'il trafnait derriére lui d la maniére des boites de conserve vides. Celles que l'on attache au train des voitures aprés le mariage. Les gens ne pouvaient pas comprendre sa volonté de perfection. Ils étaient trop attachés aux clichés, aux explications superficielles que l'on ressort par réflexe 4 tout propos. Que l'on n‘écoute plus, car ce sont celles-la que l'on s‘attend a recevoir. Il ne pouvait pas croire qu'il n'y ait pas plus de profondeur 4 toute chose. Aussi, éviterait- il tout le monde ; au moins, il les ignorerait. Tous, car ceux-ld mémes qui semblaient l'épargner, qui feignaient d'ignorer ses erreurs, ne pouvaient étre que des gens pleins de commisération, dégoulinant d'une pitié insultante ou, d'autres encore, pour qui son apparente incapacité ne leur suggérait que le mépris. Tandis que ceux qui l'encourageaient encore, en allant parfois jusqu’a le flatter, ne pouvaient étre que de sinistres hypocrites n'osant pas se moquer ouvertement de lui. Mais l'indifférence ou l'oubli ne pouvait suffire. Ii fallait meubler une vie et, dans son cas, vivre c'était réaliser au moins une action qui soit parfaite ou, au moins, qui soit accomplie selon ses attentes. Un acte simple, une tache humble, ne serait-ce qu'une conversation cohérente qui, sans viser 4 I'exceptionnel, efit été l'expression sobre, mais profonde d'un esprit élevé et mature. II s'essaya quelques fois avec des éléves qui ne le connaissaient pas encore ou qui semblaient moins agressifs ou, surtout, moins moqueurs. En plus de bégayer, ce qu'il tentait de partager avec eux leur paraissait si étrange quiils le regardérent d'abord comme s'il était venu d'un autre monde, puis s‘éloignérent en riant grossiérement ou, en levant un doigt vers la tempe, signifiant 4 tous qu'il devait tre complétement fou. Alors, toute cette insolence lui chauffait la téte et il serait des poings. Il avait cependant appris 4 se retenir, se sachant aussi peu efficace au pugilat qu’d tout le reste. Afin de résoudre le dilemme auquel il était confronté, il se réfugia dans le réve. Non pas le réve comme un détachement complet de la réalité, — la réalité, il s'y voulait entiérement impliqué, mais seulement 4 la maniére d'un parfait héros — le réve plutét en tant qu‘analyse des faits et reconstitution des événements aprés correction des erreurs. Un peu comme dans les états-majors oii les étapes d'une bataille sont décortiquées, étudiées, évaluées et des lecons pour le futur. 14