VOYAGES Le Soleil de Colombie, vendredi 12 aodt 1988 - 11 Croisiére sur le Gange Par Jean-Claude Boyer Suite de la semaine derniére Une autre ville se devine au loin. Nous distinguons mainte- nant sur le rivage de nombreux enfants qui courent vers le quai. lls me rappellent Mark Twain et ses Aventures, au temps des bateaux a vapeur sur le Mississipi. Mary et Betty imaginent une petite mise en scéne pour amuser ces gamins. Je resterai d’abord seul sur le pont jusqu’a ce que tous les regards aient comvergé vers mon «visage pale». Alors, la grassouillette Mary apparaitra & ma droite dans toute sa splendeur, provoquant sans doute de vives réactions. Puis viendrase placer ama gauche la jolie Betty aux formes généreu- sement arrondies. Le rideau se l@ve. Les nombreux adultes et leur progéniture me sourient. Mon air rieur annonce déja la rigolade tramée en coulisses. Voici Mary. Aux grands sourires s’ajoutent alors commentaires réciproques_ et fires mal contenus. Puis Betty. Les ricanements fusent. Gargons et fillettes s’esclaffent, sautillent de plaisir. Les saluts enjoués de mes imposantes gardes du corps achévent de dérider les plus timides. Poules, chiens et cochons eux-mémes semblent se divertir. Les spectateurs, tous maigrelets, sont on nepeut plus ravis de voir de leurs yeux une double image vivante de la richesse et de la prospérité américaines. Le spectacle est réussi. Vers la fin de l’aprés-midi, alors que mes compagnes et moi causons, sur le pont, de tout et de rien, trois jeunes gens s’approchent et s’installent devant nous sans fagon comme devant une attraction gratuite. lls nous observent sans mot dire, |’airfasciné par nos propos - quils ne comprennent sans doute pas. Le temps passe lentement, paisiblement, com- me un doux nuage. Nos fans se retirent. Betty se retire a son tour, me laissant seul avec sa mére qui me régale d’anecdotes savoureuses, épicées méme. Soudain, la fille revient, toute en émoi:«On m’a volé mon argent!» s'exclame-t-elle en nous montrant son porte-feuille vide. ll contenait 5 billets de 20$ et 1,500 takas (75$). Quant a celui de Mary, il est complet. Un billet était cependant a demi sorti, signe de précipitation. Passeports et cartes de crédit n’ont pas été touchés. On donne l’alerte. Rassemblement géné- ral. Le capitaine devient policier dans une enquéte éclair ou les échanges, en bengali, dégéné- rent vite en fortes prises de bec. Evidemment, personne n’est coupable. On promet a la victime de régler |’affaire dans les prochains jours. Les reflets changeant du -Gange s‘estompent dans la jumiére incertaine du crépuscu- le. La fraicheur du coir caresse nos visages. Nous apercevons \a-bas, aulointain, un panache de fumée, puis un autre, et sgt ete Récit d’un tour du monde encore un autre. Je pense aux feux de Bengale. «C'est sans doute,nous dit-on,des démons- trations de violence entre hindous provoquées par la tenue d’élections.» Les nuages gris ou noirs se multiplient de chaque cété du fleuve, laissant apparaitre parfois de hautes flammes. L’Ostrich, indifférent aux infortunes de ce monde, glisse avec lenteur dans la nuit qui s’éteint. Dimanche 2 juin. Je me réveille t6t. Le temps est radieux. Le port bourdonne déja d’activités. Les sonnettes des rickshaws a pédales remplis- sent ce début de jour de leurs tintements joyeux, comme pour se moquer de la pauvreté qu’elles représentent. Je passe une bonne heure a observer les gens faire leur toilette dans les eaux sacrées, laver leur linge, se nettoyer les dents avec leurs doigts, se rincer la bouche, cracher... En arriére plan, une ville délabrée, un monde fou, les sonneries incessantes des rickshaws: un New _ York miniature réduit a |’extréme indigence. Un grand nombre de soldats envahissent le bateau ; ils vont porter secours a des centaines de milliers de sans-abris, victimes d’un cyclo- ne survenu il y a quelques jours a peine - cataclysme qui a fait environ 50,000 morts, selon un quotidien du pays. Le ciel devient orageux. En accostant au quai de Khulna, point d’arrivée de la croisiére, il tombe une pluie torrentielle. Des 6clairs transpercent |’obs- curité. Mes joyeuses compa- gnes me font leurs adieux; elles s’en retourneront a Dacca demain en avion. J’essaie de distinguer, a travers une vitre fouettée par le déluge, la vue qu’offre la ville mal éclairée. Khulna (800,000 habitants) est lacapitale de la plus pauvre des quatre subdivisions politiques du Bangladesh. Mon compagnon de cabine, d'une dignité et d’une réserve exemplaires, a, lui aussi, tirésa révérence. La pluie rageuse se calme. Jemecoucheavec mes écouteurs sur la téte et plonge dans le sommeil avant méme que la «Symphonie inachevée» de Schubert soit achevée. L’Ostrich léve l’ancre a nouveau. Je suis maintenant le seul passager de race blanche. D’escale en escale, je revois ces gens maigres aux phisionomies souriantes se rassembler pour |’«évenement» de la journée. Ici, une musulmane se détourne la téte en me voyant prendre une : photo. La, un jeune répond a mon «Hello!» en me montrant la blancheur éclatante de ses dents; il touche alors |’épaule du gamin a ses cdétés et s’écrie:«Brothem («Fréren). Chacun me dévisage a son aise, tout sourire. Dans les ports de Chalna, Barisal, Chandpore..., ma présence sur le pont crée de véritables remous. Parmi les centaines de curieux venus assister au «spectacle», bon nombre me donnent méme V'impression de voir un blanc pour la premiére fois. Je m’imagine facilement devant un vaste plateau de tournage aux _décors pré-industriels, primitifs, ‘ot lafoule des figurants n’aurait d’oeil que pour celui de la caméra. Chaque accostage devient une nouvelle scéne du méme film exotique, mouve- menté, haut en couleurs. Deux Bangladeshi montent un paraly- tique a bord, le transportant dans leurs bras sans_ trop d’égards. Un petit vieillard garde en équilibre sur sa téte un large panier dans lequel une dizaine de poules caquettent discrétement. Un infirme circu- lea quatre pattes, pieds et bras attachés a deux planches; il recoit d'un passant une piéce de monnaie. Un enfant grimpe au flanc du bateau pour vendre deux bananes. Des retardataires embarquent au tout dernier moment, croisant des vendeurs qui, eux, débarquent de justesse. Les deuxiéme - et troisigme classes, toujours bondées, donne a la premiére classe des airs de paradis. Je circule, en effet, librement parmi des gens_ propres, calmes, aux maniéres distin- guées. Ce beau dimanche s’achéve déja. Assis confortablement sur le pont encore inondé de lumiére, je laisse vagabonder mes réves. Tout perd impercep- tiblement de sa clarté, s’éva- nouit dans les jeux d’ombres. D’un cété du bateau, |’astre du jour disparait au-dessous de \horizon embrasé. De |’autre, une lune presque pleine ouvre les branches d’or de son riche éventail. ( De telles splendeurs me rappellent le sonnet de Heredia «Solei! couchant».) Le bateau tourne peu a peu, pointant sa proue dans le faisceau doré que projette la lune sur l’onde. Jemecouchet6t, ce soir-la, le coeur et l’esprit comblés. C’est l’éblouissante «Ouverture de Tannhalisem (Wagner) que je choisis d’écouter pour prolon- ger, avant que ne vienne le sommeil, |’effet envoitant de ces magnificences. Lelendemain matin, peu apres le lever, la foule des voyageurs va et vient en tous sens: nous approchons Dacca. Et me voila bientét sur le quai, perdu dans la cohue bigarrée, grouillante, qui semble elle-mérne perdue dans la capitale de ce petit pays de cent millions d’habitants. Dans le vieux bus bondé qui me raméne au centre-ville, je songe a |’importance primordia- le des voies d’eau dans cette région du Bangladesh, malgré l'avénement de l’avion (ces voies sont le systéme sanguin de l’agriculture). La ville de Barisal, par exemple, n’est pratiquement accessible que par voie fluviale. Il me semble que le passé, ici, est immuable et que l’avenir n’existe pas. Cette croisiére sur le Gange, du vendredi soir au lundi matin, m’a paru, d’une_ certaine maniére, plus courte que mon plus court voyage en avion. Son cout : 45$ US - premiére classe, repas exclus. S’i] se trouve une meilleure facon de passer un weekend que de se _laisser porter paresseusement sur |’un des plus grands fleuves d’Asie, qu’on me le dise, mais j’ai bien peur qu’il n’en existe pas. astronoautes a AS 4 ANATOLE > y? aX Ds