Le Moustique Volume3 - 1° édition —_ Janvier 2000 Monologue Il y avait eu, l'année d'avant, ce voyage ou nous avions traversé une nouvelle fois le désert du Sahara en voiture et a dos de chameau. Cette fois, nous avions suivi, au départ d'Agadés, la piste de l'Est pour aboutir, aprés un mois de sable, de chaleur, d'odeur caméline et d'eau saumatre, a la petite ville algérienne de Biskra, au pied de I'Aurés. J'avais rencontré 1a un jeune arabe de dix ans mon ainé qui adorait raconter des histoires. Je crois que, en plus de s'occuper des chameaux, il se faisait pas mal d'argent le dimanche soir a faire rire les Vesceriens. Je me souviens plus particuliérement de l'une de ces blagues ou il était question d'un riche marchant qui souffrait de rhumatisme. II est de coutume dans le désert, quand on se plaint de ces douleurs, de se laisser enterrer jusqu'au cou dans le sable et de rester 1a, en plein soleil, jusqu'a disparition totale du mal. J'avais pu voir moi-méme de ces patients dans le plein sens du terme, le menton au raz du sable, la téte protégée d'un chéche ou d'un parapluie noir posé 4 méme le sol. Le visage ravagé par la chaleur et la déshydratation, ils geignaient 4 longueur de journée, le corps grillé par le sable bouillant. Plutét décu des quelques expériences précédentes, le marchant avait recommandé a son assistant - je dirais son tortionnaire - de rester insensible a ses appels de détresse. - Cette fois, disait-il, tu m'enterres, mais en aucune maniére tu ne me libéreras de ce trou, méme si je hurle, méme si j'invoque je ne sais quelle bonne raison pour m'en sortir. J'ai trop besoin de ce reméde. II faut que je guérisse, que j'aille jusqu'au bout. On I'ensevelit donc en partie mais, la nuit précédente, alors que la fosse béante attendait sa victime, une vipére cornue y était tombée sans plus pouvoir en sortir. Voila donc le marchant en trés mauvaise compagnie qui se met a hurler au serpent et son assistant, bien sir, qui reste insensible a ces supplications. Et le conteur de se tordre de rire, et le public de se taper les cuisses en s'esclaffant, et les femmes de hurler de plaisir derriére leur voile pendant que, horrifié, je m'essayais désespérément a imaginer pour ce marchant une fin un peu moins dramatique. Depuis ce temps, j'ai toujours pensé que, comme les yeux qui ne sont en fait que des protubérances du cerveau, langue et humour étaient les antennes de la culture. Et, de ce fait, apprendre une langue a toujours été difficile car cela impliquait de comprendre également la culture dont elle était issue. Mais on n'arrive jamais a parler une langue parfaitement avant d'en avoir saisi et pratiqué l'humour. Ce qui fait des gens qui n'ont pas d'humour de tristes linguistes, un plut6t mauvais signe pour les sémiologues en tout cas. Et si l'affirmation est exacte, on peut s'attendre a ce que plus les langues sont "étrangéres", plus les cultures le sont et plus difficile sera la communication.