14 Le Soleil de Colombie Les Voyageurs Nul relent de leur sueur, nul echo de leur grivoiserie n'ont survécu jusqu’a nous, mais les voyageurs furent, 4 leur. époque, les capitaines courageux de coquilles de noix lancées sur des océans d’eau douce. ‘Héconnus, ignorés et mal dégrossis, les premiers voyageurs de la traite des fourrures donnérent vie a l’idée encore embryonnaire que le Canada s'étendrait un jour d’un océan a l‘autre. les pastiches traditionnels, qui nous présentent une bande de pitres insouciants a la moustache conquérante et 4 la ceinture écarlate, rugissant de chansons paillardes 4 propos de jouvencelles complaisantes, ne refletent guére la vérité. Leurs journées de travail de dix-huit heures étaient si éreintantes que peu d’hommes d’aujourd'hui pourraient y survivre. Véritables galériens, leur unique récompense était la conscience orgueilleuse qu/ils avaient de leur courage et de leur endurance. Dans l‘impossibilité de se vanter de leur exploits a d'autres qu’a eux- memes, les voyageurs, telle une équipe professionnelle de hockey perpétuelle- ment en déplacement, braillarde et épuisée, étaient contraints de forger leur propres mythes. Aucun d’eux ne raconta jamais qu’il avait rencontré un ours inoffensif, un orignal débonnaire ou un loup qui n‘était pas assoiffé de sang. Traversant les nuages de moustiques le long de portages marécageux, avec sur leurs épaules un minimum de 180 livres de marchandises, manoeuvrant quatre tonnes de cargaison dans les rapides glacés tout en "s'accrochant avec les mains, les pieds mais aussi avec les sourcils", comme le relata wun négociant, ils rassemblaient leurs victoires quotidiennes en un choeur de légendes qui leur donnérent la force d’aller de l’avant. Les plus abrupts des portages éreintants téemoignent de leurs épreuves. Des croix de bois toutes simples, dont le nombre va parfois jusqu’a trente, indiquent la noyade , l’apoplexie, l'infarctus ou une hernie étranglée réclamérent leurs victimes. Dans ces foréts démoniaques, les voyageurs sentirent éclater leur ame, virent leur corps se disloquer sans que personne ne fut 1a les saluer ou marquer leur passage. Qualifiés d’"engagés" dans les’ regis- tres de la Compagnie, les voyageurs étaient tout 4 la fois serfs et li- bres. Embauchés pour manoeuvrer les canots, saisons aprés saisons, vers le pays des fourrures, ils s'engageaient avec enthousiasme dans des épreuves inimaginables qui leur brisaient le dos, leur perforaient les intestins, sans parvenir jamais a saper leur courage. = contrainte possible "Ils avaient la fierté des champions, écrivit Hugh MacLennan dans The Rivers of Canada. Ils étaient issus de famil- les paysannes d'Europe gui n/avaient jamais été autorisées 4 quitter leur village ou le fief du seigneur local... mais dans l'Ouest canadien, ils étaient leur propres maitres et connaissaient une liberté royale. Un voyageur quelque peu indépendant jouissait d/une bien plus grande liberté au service des Canadiens qu‘a celui de la Baie. C'est pourquoi les hommes de la Compagnie du Nord-Ouest devinrent de si grands explorateurs". Ce furent effectivement des voyageurs (accompagnés de quelques Indiens encore plus méconnus) qui manoeuvré- rent les canots grace auxquels Mac- kenzie, Fraser, Thomson et d'autres se frayérent un chemin vers la renommée. Les agents résidents de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui se voyaient contraints d’embaucher des Orcadiens et des Indiens parmi les moins dociles pour manoeuvrer leurs esquifs, se plaignaient de ne point disposer des services de ces "créatures aussi 4 l’aise sur l’eau que sur la terre ferme". C'est sous la plume de Ramsey Crooks, cadre supérieur de 1’American Fur Company qui demanda que l'on exempte les voyageurs de 1’interdic- tion de séjour proposée par le Congrés des Etats-Unis contre les agents de C.N.-O dans la haute vallée du Mississipi, que l'on trouve 1’ apologie la plus remarquable a cet égard: "Il serait de bonne politique d’admettre librement et avec le moins de les canoteurs canadiens. Ils sont indispensables a4 la bonne traite car nul Américain ne pourrait les remplacer.{...] Nos compatriotes sont pour la puplart[...! trop indépendants pour se soumettre sans murmurer a une véritable discipline.{...] On ne trouve que chez le Canadien cette tournure d’esprit qui fait de lui un étre patient, docile et perséverant, En bref, il s‘agit d'un peuple inoffensif dont les e } = Vol. 3no 4 LE COURRIER de la S.H.F.C. Décembre 1990 habitudes de soumission conviennent particuliérement bien 4 notre commerce et, s‘ils sont dirigés comme je désire qu‘ils le soient, ils ne causeront aucun souci au gouvernement de notre Union". L'identité canadienne a rarement ete cerne avec plus de finesse depuis. Les voyageurs n‘étaient pas universel- lement vénéres. Bon nombre des associés les plus tatillons de la C.N.-O les trouvaient dégoutants et sacriléges. Il est vrai qu’ils étaient beaucoup trop insouciants et libertins pour satisfaire aux — tendances presbytériennes de ces messieurs. David Thompson rapporta avec mépris qu'il avait réussi 4 embaucher tout un équipage de voyageurs pour accomplir un périple malaisé jusqu’au Missouri parce que les hommes désiraient se faire une idée de la sensualité tant vantée des femmes mandan. Mais ce fut Daniel Harmon qui prononca la condam- nation la plus virulente: "Ils ne sont pas braves. Ce n‘est que lorqu’ils se trouvent en présence du danger qu‘ils se comportent en hommes, comme ils disent. Ils sont sournois, extremement mielleux et polis. Ils n'hésitent pas a flatter bassement une personne qu'ils calomnient ensuite derriére son dos.j...] Ils sont incapables de gar- der un secret. Ils eprouvent rarement de la reconnaissance, bien qu’ils savent se montrer géenéreux. Ils sont obéissants, mais guére loyaux. En flattant leur vanité, dont ils possedent une dose inoul, on peut jes lancer dans l’entreprise la plus teméraire.({...} Ils ne savent que parler de chevaux, de chiens, de canots, de femmes et d’hommes forts, capables de se battre vaillamment". Liesprit de corps qui poussa les voyageurs a accomplir d’extraordinai- res prouesses physiques n'a pas une origine trés distincte. 1ls pouvaient se montrer "fleur bleue", ramassant des roses sauvages pour en orner timidement la table d'une épouse de négociant, mais ils savaient aussi faire preuve d’une brutalité insencée. Ils avaient adopte le code de conduite du "pays sauvage". Leur vanité étaient extreme, au point qu’avant de debarquer dans un port habitée, ils faisaient halte pour se raser, enfiler leur chemise 1a plus propre et orner d’un panache leur couvre-chef. Alors seulement iis prenaient la direction du rivage, leurs canots orgueilleusement pointes vers le quai. Ils faisaient adroitement marche arriére a la derniére seconde, immobilisant douce- © Cw: JEFFERDS Archives parE Coren 1 Sor ment leur canot a l’endroit précis ou ils voulaient débarquer et mettaient pied a terre avec l’air fanfaron d’un dompteur de betes fauves. A SUIVRE ... Tiré du livre de Peter C. Newman LES CONQUERANTS DES GRANDS ESPACES Edition de L‘HOMME Vol. 3no 4 LE COURRIER de la S.H.F.C. Décembre 1990