Le Moustique

La pluie cesse enfin de tomber et le ciel,
toujours couvert, s’éclaircit quelque peu.
Le temps s’est-il vraiment amélioré ou
est-ce le seul résultat d’une bonne
humeur gagnée a force de fruits de
mer ? Il y a aussi qu’avec le temps qui
passe et les crabes qui trépassent, de
plus en plus de gens viennent nous tenir
compagnie. Ils sont également de ceux
qui terminent prématurément leur
aventure a Nitinat. Nous ne serons donc
pas les seuls a utiliser le canot-balai.
Douleur et honte partagées sont a
demi... etc., etc.

Nous ont rejoints, notamment,
un homme seul, d’€ge moyen, petit et
sec, qui a certainement interrompu son
périple pour des raisons autres que
physiques et un jeune couple trés
silencieux et comme abasourdi par
l'exotisme de l'endroit. Ma fille laisse
couler un regard de connaisseur sur leur
matériel de camping, flambant neuf et
apparemment intact. C’est ce qu’il y a de
meilleur et de plus cher sur le marché. II
ne me surprendrait pas que la seule
valeur d’une de leurs cannes de marche
suffise a acheter la totalité de notre
matériel. Ce sont certainement des gens
bien, de ceux dont on dit : « On reconnait
un bon ouvrier a la qualité de ses
outils ».

Encore un de ces souvenirs
qui me reviennent a lesprit. Le seul jour
ou j'ai été louveteau. Ce jour ot j’ai
empoisonné ma meute. Ma mére m’avait
offert un uniforme neuf — d’un bleu qui
s’accordait parfaitement a la couleur de
mes yeux, avait-elle remarqué — et ce,
avec tous les accessoires : la large
ceinture de cuir avec la boucle de bronze
figurant la fleur de lis, la ferronniére de
cuir et tissus vivement colorés, le
chapeau scout, de feutre kaki, a large
bord qui entrait douloureusement dans
l'ceil du copain quand on se penchait
vers lui pour partager un secret, enfin la
gourde et le canif qui exprimaient a eux
seuls tout l'esprit de l'aventure et du
courage. J’étais beau comme un dieu,

Volume5 - 12¢ édition

malgré le léger embonpoint qui, a
’'époque, encombrait quelque peu ma
silhouette. Il est vrai qu’alors, je n’étais
pas trop porté vers les exercices violents.
Lecteur assidu de Tintin, j’aimais
Paventure, mais lexpérimentais de
maniére surtout livresque. De plus, nous
revenions d’un voyage gastronomique en
France oi! ma mére avait pris un poids
certain que mon pére avait évalué a six
cent soixante-quinze dollars le kilo. Sans
compter, rajoutait-il avec un manque total
d’élégance, la somme qu'il lui faudrait
débourser pout les faire disparaitre .

Je me sentais bien dans cet
uniforme. J’en aimais l'odeur et le
crissement du cuir a chacun de mes
mouvements. Cela avait quelque chose
d’altier et, je l'avais rapidement observé,
ne manquait pas de produire un effet
certain qui, indiscret, se laissait lire dans
le regard des copines. Pourtant, cet
uniforme, je ne l'aurai mis qu'une fois.
Aprés mon renvoi déshonorant de la
meute devenue hurlante, trés vite j'ai
grandi ; il a alors été perdu pour toujours.
C’était cela, sans aucun doute, que
voulaient signifier les expressions
« prestige de I'uniforme » et « gloire d'un
jour ».

Je compatissais donc a la
désillusion de ce couple, qui se retrouvait
soudain a ne plus pouvoir donner de
raison a ce magnifique matériel. On n’a
pas su ce qui leur était arrivé. Ils
n’étaient pas prolixes et ne
s’échangeaient entre eux que de rares
mots amers. Ils venaient de Bamfield,
mais déja ce segment leur avait sans
doute paru trop dur. Le probléme du
sentier a peine tranché, ils s’inquiétaient
de ce qu’ils allaient faire de leur matériel
pendant leur court séjour a Victoria,
avant de rentrer chez eux a Las Végas.
On leur a dit, ma fille et moi, qu’on
habitait a Victoria, cette ville qui leur
paraissait assez sauvage et, qui sait,
méme barbare. On leur a proposé de les
loger chez nous ou de garder leur
matériel pendant qu’ils visiteraient la
ville. Ils se sont alors complétement
fermés et ont quitté notre table aussitét.

ISSN 1496-8304

Décembre 2002

Bravade, brayoure &t bavardage...

Javais dQ dire quelque chose
d’inconvenant sans trop savoir ce
que cela avait pu étre. Ils sont
venus nous revoir le lendemain
alors que nous nous apprétions a
quitter le Nord du lac Nitinat pour
Victoria. Ils se sont excusés. Venant
de la fantasmagorique ville du jeu et
du plaisir, une ville qu’ils n’aimaient
pas trop d’ailleurs, mais ou ils se
faisaient beaucoup d'argent, ils
n’avaient pas compris notre geste.
Ils n’avaient pas imaginé avoir
affaire 4 des gens sincéres, eux qui
venaient d’une ville ot tout service
se monnayait.

Le monsieur seul, pour sa
part, ne cessait pas de vilipender
tous ces gens qui semblaient
manquer d’esprit social. Il avait fait
fortune dans informatique en
Californie, sans cependant, insistait-
il, causer de préjudices aux
personnes plus démunies. De toute
maniére, chacun avait sa chance et
la responsabilité de la faire fructifier.
ll fallait aider les gens, mais, dans
sa compagnie, il n’employait que
deux personnes, des spécialistes
en informatique : « si l'on veut faire
marcher les affaires, il faut
supprimer les dépenses inutiles ».
Pour protéger les foréts, il fallait
arréter totalement la coupe du bois.

Cela ne générerait pas de
chémeurs: il  suffirait de les
reconvertir dans _ |'informatique.

C’était bien pour l'environnement
que l'on ait eu créé ce sentier ;
cependant, il aurait valu mieux
laménager, car il était totalement
impraticable. Il y était venu seul, car
il avait besoin de se libérer de la
pression de son travail. Sa femme
aurait bien voulu l'accompagner,
mais il faut savoir sortir de temps en
temps de la routine pour pouvoir
mieux penser aux autres.

Cette sorte de personne,
trés sare d’elle-méme,
m’impressionnait fort quand j’étais
enfant au point de, parfois, me
décontenancer totalement.