Le Moustique ISSN 1496-8304 Wievor Je me demande parfois si mon comportement n’est pas davantage dicté par mon subconscient plut6t que par la raison. Je me pose cette question car cette fois-ci encore, le temps grisatre, la pluie fine et la crise glaciale qui, depuis quelques jours ‘ternissent les couleurs printaniéres_ et escamotent le retour glorieux des jonquilles et des tulipes, ont amené mes pas vers le cimetiere de Ross Bay a Victoria. Malgré sa fonction, c’est un endroit joyeux quand le ciel est bleu, que les cerisiers se croient fleurir au Japon et que les tombes de guingois, apparemment ivres des senteurs de la mer, dansent follement dans la tendre clarté d’avril. Tandis que les petits chemins baignent dans une fraiche lueur délicatement dosée par les jeunes feuilles fragiles, fiéres de leur derniére eclosion. Quand le rideau gris et terne des nuages chargés de pluie s’est refermé sur le soleil, ce cimetiére a des allures de Toussaint. Les cerisiers sont gris et les pins, roirs. Le front a la fois noyé par la bruine et les pensées, jerre le long de sombres sentes, entre les stéles toujours penchées et incrustées de lichen et de souvenirs. Ce cimetiére est, parait-il, peuplé de fant6mes. On ne les rencontre pas au orintemps. L’air est sans doute trop léger et tend a les rapprocher du ciel. Dans la grisaille humide, ils reviennent sur terre. Collés au sol par la boue grasse et I’herbe visqueuse, on les confond avec les sépulcres quand ils se couchent, fatigués dune longue vie errante. Quand ils se redressent, lourd d’un passé parfois Page 12 Volume 4 - 5° éditions Mai Za eine insupportable, ce sont de pauvres cippes courbés par le malheur. lls ne parlent pas et cest bien ainsi: la douleur ne peut se décrire. Pas plus que le vrai bonheur d’ailleurs. Leur compagnie silencieuse est un réconfort et d’un riche enseignement. S’il est toujours des gens mieux nantis que vous, il y en a bien davantage beaucoup plus malheureux. Et les fant6mes sont un merveilleux exemple a ne pas Ssuivre. J’évite ainsi ce quartier de la nécropole ou régne en maitre quelques esprits qui en manquaient beaucoup et dont la vie dissolue et cruelle s’est confirmée apres leur mort. Ce sont encore des despotes et, parait-il, quand un fant6me plus aimable les rencontres au détour d’une allée, il tremble plus fort que nous pourrions le faire, nous humain, a la vision d’un spectre. C’était des monstres et leur ombre porte a présent tous les stigmates de leurs méfaits. Autrement dit, ils sont laids, ils ne sont pas présentables, et bien que ne les ayant jamais vu moi-méme, leur réputation me les laisse imaginer plus horribles qu’ils ne sont. Je ne vous dirai pas de quels défunts je vous parle ; tous les anciens Victoriens les reconnaitrons et n’osent pas prononcer leur nom de peur de les invoquer. On m'a dit que c'était ces mauvais esprits qui s'échappaient quelques fois dans la ville pour hanter certaines maisons. Demeures maudites que certains ont fuies et que d'autres ont rachetées car, a Victoria, si les temps ont changé et que les domestiques sont devenus inabordables, les fant6mes sont encore fort prisés et relativement bons marchés étant donnée une offre encore supérieure a la demande.