page 8 L’APPEL Décembre 1967 UN CANADIEN ERRANT par Gaston GODBOUT — Deuxiéme partie — Notre navire mettait le cap sur Pago Pago, capital de Samoa, si typique des iles en- chanteresses des mers du sud. Il y avait a peine 15 jours que j’étais monté a bord pour ma premiére affectation en mer et je com- mengais seulement 4 connaitre ceux avec qui jallais passer les trois mois suivants. Un Commandant (nous en avions plusieurs) me demanda dans sa cabine et 4 brile pourpoint me lanea: “Godbout, I want to know you and I want you to know me. To set the record straight I want you to know that I don’t like French-Canadians and that I am for the com- plete destruction of the Catholic Church”. Voyez encore cette association de la race et de la religion et voyez aussi cette expression, d’une mentalité sur laquelle j’aimerais disser- ter. J’étais un jeune officier trés fier et prompt dans ce temps-la, et l’Age n’avait pas encore “adoucit les moeurs”. Il me faut avouer que j’ai réparti du méme manque de diplo- matie. Lui, un officier trés “Toronto”, hau- tain, trés intelligent et sec; moj un officier fier mais aussi bien sensible et vif. O’est une autre des rares occasions oi ma vue s’est voi- lée, mais cette fois de colére. Je l’aj envoyé se promener vous devinez ot, en langage assez vulgaire et en me fichant de ses menaces d’u- ne court-martiale. Il ne pouvait pas concevoir comment un jeune Lieutenant francais pou- vait répondre “tit for tat” & un Commandant anglais. Ca lui a pris une semaine pour réussir 4 me faire accepter de lui parler et seulement aprés qu’il m’eut demandé “Please Gaston’’. Il m’a alors expliqué que sa mentalité en était une toute différente de la mienne, lui ayant été élevé dans les sciences et les choses pratiques, moi dans les arts et les humanités. D’un dé- but fougueux, nos relations sont par la suite devenues des plus amicales et aujourd’hui il est un des hommes que j’admire le plus. IL nous a fallu nous tenir téte mutuellement pour apprendre & nous respecter mutuellement. J’ai d’ailleurs toujours admiré 1’intelligence et la supériorité intellectuelle, mais non affec- tée. Tl n’y a pas tellement d’insistance d’ailieurs, pour un quotient intellectuel parmi les quali- tés requises d’un officier. Chez les matelots, est encore pire, et dans les formules de rap- ports pour promotions, il n’y a méme aucune section qui permet d’évaluer l’intelligence de nos subalternes. Ce qui compte le plus e’est “to get along’. En francais nous disons: “T’habit ne fait pas le moine’’, mais chez les Anglais ga devient: “Clothes make the man”. L’apparence, les maniéres et la diplomatie (qui est une forme polie du mensonge) l’em- portent de beaucoup sur |’intelligence, leffi- eacité et la capacité de travail. Il y avait 4 Ottawa un amiral (nous en a- vions plusieurs!) qui détestait prendre des dé- cisions et qui bloquait toutes les soumissions, méme constructives; sa théorie semblait qu’en prenant des décisions, on devait un de ces jours, faire une erreur qui ne pouvait que nuire aux promotions. (Do nothing, do no wrong!) Ca profité et il est monté trés haut aussi. Et ce Colonel en téte de la milice cana dienne (mon voisin 4 l’hépital lorsque je me suis fait enlever les amygdales) de me dir> fermement: “You know Godbout, when I joined the Army as a private I was told to ‘hurry up and wait’. I did; look where it got me now”’. Oh que d’admire cette mentalité pratique de Vanglais; je me le suis fait rappeler assez souvent aussi, comme par ce Capitaine du Naval Supply Depot qui, sans me féliciter, m’a donné le diable (sérieusement) 4 la naissance d’un autre fiston: “You now have three chil- dren Godbout, that’s enough for a Naval Off- icer you understand”. “Aye, Aye, Sir”, lui ai- je répliqué. Pour eux, les Canadiens francais sont arrié- rés s’ils n’ont pas l’ambition de vouloir deve- nir comme eux. Ils ne semblent pas concevoir que nous aussi nous avons notre honneur, notre mentalité et nos coutumes que nous trouvons différentes des leurs mais pas néces- sairement inférieures. “Voici anglais avee son sang-froid habituel” qui ne veut transiger que selon sa maniére. Pour réussir avec eux, il nous faut quitter nos habitudes naturelles de gaieté, de spontanéité et de discussions fran- ches pour adopter le style réservé, lent et froid de leur tempérament. Ca m’a toujours intvi- gué qu’ils ne puissent parfois concevoir qué nous aimerions peut-étre 4 notre tour qu’ils adoptent notre mentalité au lieu du continue! vice-versa. Cette mentalité les pousse 4 croire bien sin- cérement que tous, nous ambitionnons (méme secrétement) devenir anglais et joindre ainsi “la noblesse”. N’était-ce pas amusant lorsque, en 1948, j’ai annoncé a 7 ou 8 copains du carré des officiers A HMCS Naden, mon intention d’épouser une canadienne-frangaise de Vancouver. Trés gen- timent et avec une naiveté bien dréle lun d’eux me dit 4 l’assentiment des autres: “You know Gaston, you are very well liked by all of us; you ought to know that you have done very well in the Navy, and that you could indeed marry an English girl, you know'”’ Quelle candeur, quelle gentillesse! Comment en effet pouvais-je me sentir insulté, si je n’avais pas de “chip on my shoulder’? Je les ai remercié beaucoup de leur sgolli- citude mais leur déclarai que je voulais persis. ter dans mes intentions. En 1952, le croiseur “Ontario’’ se faufilait entre la terre ferme et les multiples tles de la (Suite a4 la page 18)