Le Solezl de Colombre, vendredi 23 janvier 1987 - 13 Souvenirs d’un tour du monde Drogué et volé dans un train Par Jean-Claude Boyer Agra (nord de I’'Inde), 15 avril 1985. Je m’écroule sur d’énormes sacs de riz jetés péle-méle sur le quai de la gare. A l’arrivée du train, c'est l’habituelle ruée cahotique, que je vis ce soir avec une totale indifférence. En arrivant prés de ma couchette, je remarque un couple, sans doute européen, en train de préparer les siennes, superposées le long du corridor ouvert, de biais avec mon compartiment. En moins de 5 minutes, je suis enfin étendu de tout mon long entre mon bagage (sac a bandouliére - prés de ma téte, les fermetures-éclair face au mur - boite de cadeaux oblongue, sac a dos et souliers) et les chaines qui soutiennent ma couchette, la lére des 3 4 partir du plafond. A demi-conscient du tumulte qui m’entoure, je me fiche du cosmos et m’endors comme assommé. Le lendemain matin, vers 5h30, je me sens vaguement suspendu entre le réve et la réalité, entre une sorte d’ankylose psychique et un vacarme brutal, provoqué par un simple arrét dans une gare importante. A peine si je tourne la téte. Je reste paralysé dans cette bienheureuse somnolence, prés des 2 ventilateurs (recouverts de “grillage) qui s’efforcent en vain, malgré leur mouvement en folie, — de combattre l’intense chaleur humide qui alourdit le wagon. répond: “Moi ausst jaime le café. J trai en chercher tout a Vheure”. Je viens pour lui offrir des biscuits secs mais il insiste, en ouvrant un paquet neuf, pour que je prenne des siens. Et nous _ faisons connaissance. Environ une demi-heure plus tard, un autre Indien dans la trentaine, mais plus grand, décharné et vétu a la Nehru, sapproche de lui, échange quelques mots, quitte ensuite le compartiment, puis revient aprés 8-4 minutes avec | tasse en terre cuite qu'il m’offre, et 2 “tasses du train”. Le bel Indien me présente et nous faisons plus ample connaissance en sirotant notre café, un peu trop sucré 4 mon gout. Ils se disent vivement intéressés 4 écouter un extrait d’une de mes 6 cassettes de musique classique (un allégro des 4 satsons de Vivaldi) . Ils avouent franchement préférer de beau- coup le disco. Vers 7h30, je commence a me sentir bizarre. Je m’étends tandis que les 2 compéres, assis en yogis a chaque bout de leur couchette, les souliers sur le grillage des ventilateurs, se mettent le nez dans un livre avec une concentration suspecte. J’ai de plus en plus chaud. Ma vision se brouille. Ma téte s’appesantit. Je sens l’enflure gagner mes pieds, __mes mains et mes bras. Je regarde ~nonchalamment Jintérieur de avant de remettre péniblement mon pied sur chaque barreau. Puis je m’étends dans mon cercueil comme dans_ une séquence de film projetée au ralenti. Je détache 4 grand-peine un morceau d’orange, réussis a l’avaler, et tombe inconscient. Je resterai ainsi jusque vers 18h00. Senfuir, nous nous sommes précipités vers tot; tu états sur le point de taffatsser. Tu états excessivement chaud et tu avats les yeux tout ‘croches’ quand tu les ouvrats. Je suts restée a tes cétés tandis que Jiirg est allé parler au policier qui se tenait non loin du wagon. Celut-ci s’est Prt Re Vers 6h30, quelqu’un me touche le bras en s’exclamant sur un ton amical (en anglais, bien sir): “Cest le temps de se révetller! Tiens, prends ¢a!”’Mon réveil-matin est un _ Indien denviron 35 ans, de taille moyenne et d’apparence trés soignée. Il a, pour ainsi dire, une téte de dieu grec avec moustache. Ses vétements, en 3 teintes de bleu, n’ont rien de traditionnel, et son anglais me_ parait impeccable. Il m’offre donc un -verre de ce que je crois étre du café, avant de monter dans sa couchette, vis-a-vis de la mienne, avec une tasse fumante. Je le remercie avec des yeux a moitié fermés mais souriants. : Aprés la lére gorgée, je lui dis, non sans un sourire en coin: ‘Faime le thé mats le matin, c’est _ le café que je préfére”. Il me mes mains rougies qui tremblent un peu. Ma bouche se desséche. Je suis au bord de la panique. Liidée me vient de descendre avertir le couple de blancs de ce qui m’arrive. Chaque marche de la petite échelle me semble une sorte de défi. Les 2 jeunes gens m’écoutent balbutier et s’empres- sent de me promettre qu ils auront les 2 coquins 4 l'oeil (les voyant bien de leur place) et, si besoin est, me protégeront de leur mieux. La jeune fille me donne une orange pelée que je dépose lentement sur ma couchette, au bout de mon bras, Le couple de Suisses allemands me racontera, au cours de la soirée, ces quelques 10 heures ot je n’ai fait qu’exister. Avant que le train ne s’arréte, a 4 stations de Varanasi (autrefois Bénarés, la fameuse ville sainte ou coule le Gange), les 2 escrocs, a l'aide d’un 3e, descendent mon “cadavre brilant” en disant aux Suisses que j'ai besoin d’air et d’eau fraiche, et leur demandant de bien vouloir surveiller mes bagages. Je suis donc transporté a la toilette tandis que Jirg et Regina installent mes effets personnels sur leurs couchettes. Je note ces détails dans mon journal, le lendemain: “La seule chose dont je crois me rappeler c'est qu’on ait voulu me forcer a me plonger 2 doigts dans le fond de la gorge”. Et j’ajoute: “Ils auraient au moins eu la décence d’avoir peur pour moi”. Voici comment Regina pour- suit le récit. “Dés l’arrét du trazn, en apercevant les bandits montré tout a fait insouciant, comme stl ne pouvatt [ou ne voulatt| pas comprendre. Nous tavons alors étendu sur ta couchette et avons apercu ton ceinturon d'argent vide”. (Je résume également ici ce que jai appris d’eux een _les rencontrant par hasard a Delhi, 15 jours plus tard, juste avant leur’ retour en Suisse.) “Nous éttons certains que ton argent étart dans ton sac prés de ta téte puisque tu y touchats nerveuse- ment presque sans arrét - tu touchats ausst. au colis et au grillage du ventilateur. Nous en étions d’‘autant plus certains que nous-mémes, nous gardons notre argent dans nos sacs, méme si _ nous savons que la plupart des tourzstes, surtout en Asie, portent des ceinturons d‘argents.” Et Regina de poursuivre. “En arrivant @ la gare de Varanasi, nous t ‘avons transporté d’urgence aUhépital,.a quelques kolométre: de la. Le médecin a déclaré quii n’y avait pas lieu de s tnquiéter: tu n’avats besoin que de dormir. Nous avons décidé de t'amener avec nous a l’hétel du gouverne- ment [Tourist Bungalow] ou nous avions prévu de descendre. Ona cependant di engueuler les policters qui, eux, voulatent te transporter a un autre hépital. [L’argent c'est fatt pour circuler, aprés tout!] Par ailleurs, nous avons dt transporter tout ton bagage a Uhépital et, de la, a Uhétel parce que le chef de police, allongé sur un banc, latr sénile, étatt consentant a le garder au poste mats refusait de nous remettre un recu.” C'est en descendant du rickshaw-taxi devant l’hétel, les jambes flageolantes et la téte lourde, que je reprends peu a peu mes esprits. Je suis encerclé par un bon nombre d’Indiens dont je remarque confusément lair grave. J'ai soif. Regina m’apporte une “limca” glacée. Je me rends compte tout 4 coup que mon ceinturon est ouvert et vide. Jirg essaie de me faire comprendre que mon voyage vient de prendre fin, qu'il me faut maintenant retourner dans mon pays. Je reste la, muet, complétement~ aba- sourdi. Que faire en Inde seul, sans passeport ni argent? (J’avais dans mon ceinturon, que je porte toujours a lintérieur de mon pantalon, 150 roupies (20$) et | 2220$ américains en chéques de voyage American Express achetés 10 jours auparavant et dont une partie devait bientét servir a acheter des billets d’avion pour la suite de mon tour du monde.) Ce soir-la, je ressens une paranoia qui me rend vulnérable comme une piéce de verrerie au milieu d’un terrain de football. Dieu sait que j'ai l’air d’un beau “cas d’Inde”. |