VOYAGES Le Soleil de Colombie, jeudi 25 aodt 1988 - 11 d’un Québécois... Par Jean-Claude Boyer Taipei, capitale de Taiwan, 8 juillet 1985. C’est aujourd’hui mon 41e anniversaire. Je prévois de partir demain pour Séoul (Corée du Sud) aprés une semaine d’aventures dans cette grande ile montagneuse. Mon billet d’avion «ouvert» me permet de poursuivre mon itinéraire - avec Korean Airlines (KAL) - en ne_ réservant habituellement que vingt-quatre heures al’avance, comme mel’a affirmé |’agent de voyage. Coup de téléphone a_|’aéroport. J’apprends que non seulement les vols pour Séoul sont complets jusqu’au 21 juillet mais que la liste d’attente est fort longue! Je m’empresse d’y faire ajouter mon nom. Malgré les «lmpossible!» répétés de la préposée, celle-ci finit par me suggérer de rappeler aprés 15 heures. Je rappelle donc, espérant qu’une sorte de miracle vienne rehausser ce jour de féte. «Cest absolument impossible!» m’assure-t-on maintenant. Je fais part a la préposée de mon intention de me rendre a l’aéroport demain matin. Elle insiste pour que je téléphone avant de partir. C’est la premiére fois que je me vois réduit a attendre, pour ainsi dire, entre ciel et terre. Quel cadeau di'anniversaire! J’en parle aux jeunes de l’auberge ot je passerai la nuit. L’un d’eux, «le moins jeune», semble s'y connaitre en «vols». «Lorsqu'un avion fait escale a Taipei, il y a TOUJOURS des siéges disponi- bles pour parer a _ toute éventualité», affirmet-il avec conviction. C’est décidé, je prendrai le premier bus pour V'aéroport demain. Advienne que pourra. Le lendemain, je me retrouve donc, t6t, dans un bus luxueux filant a vive allure dans la fraicheur matinale. Le grand aéroport moderne est encore presque désert. J’attends, doigts de mains et de pieds croisés! ll n’est que 7h30. Le comptoir de KAL n’ouvre que _ dans deux heures. Je cogite en observant et j’observe en cogitant (dirait Descartes au- jourd’hui). Des comptoirs s’ouvrent. Prenant ma patience a deux mains, j’entreprends une chas- se aux renseignements. Tout est complet sur les lignes aériennes thailandaises et chi- noises. Cathay Pacific (CX) n’a qu’un siége de disponible, et en classe affaires seulement, au cout de 299$ US. (On n’ose pas dire 300 .) Il m’en codterait donc quelque 400$ canadiens pour me rendre de Taipei a Séoul alors que je détiens un billet «ouvert» de 400$ US qui m’a permis de me rendre de Bangkok a Hong Kong, puis a Taipei, et qui me permet encore de me rendre a Séoul, Tokyo, Honolulu. et Los Angeles! Allons y comprendre quelque chose! Le comptoir de KAL s’ouvre. II y avingt-trois personnes sur la Récit d’un tour du monde Les tribulations liste d’attente pour |’unique vol d’aujourd’hui. «Vous n‘auriez pas dd venir, vous perdez votre temps», me dit-on séchement. Heure limite pour attendre sans réservation: 11h40, «mais, renchérit-on, ce serait peine perdue...» CX me demande de revenir a 11h35: il y aurait peut-étre un siége disponible en classe économique. Je retourne a KAL qui me_ propose d’attendre au guichet des places non réservées si ca me chante. Attente. De plus en plus de fans .regardent un match de baseball a la télévision, précisément le sport que je trouve le plus ennuyeux a regarder. Attente. Ma téte bourdonne de «possi- ble» et d’«impossible». A 11h35, KAL me _ répete encore que je n’ai aucune chance... Je me résigne donc a aller attendre au comptoir de CX. La, deux agentes se consultent. Il n'y a maintenant plus que trois personnes sur la liste d'attente en classe économique... Un peu d’espoir me ravive. Bient6ét plus qu'une seule. Attente. A 12h35, cependant, il’n’y a toujours que le siege en classe affaires de disponible. On accepte de me le vendre a prix économique, soit 231$ US au lieu de 299! Mon billet est émis en moins de cing minutes. ll est maintenant 12h40, trente-cing minutes seulement avant l’heure du départ. Formulaires a remplir, formalités d'usage. Un quart d’heure plus tard, me voila passé de l'incertitude a la MARCO POLO’ BUSINESS CLASS, des limbes au Paradis. Jetraverse lasection premiére classe (presque tous les passagers sont occidentaux) pour prendre le siége qui m’est assigné en classe affaires. Je m'installe comme un pacha dans un siége spacieux en velours bleu ciel, prés d’un Japonais sans doute fortuné, spécialisé dans la vente des produits pharmaceutiques. Il affirme - en excellent anglais - 6tre a l’aise en huit langues, dont le thailandais, le coréen et le chinois. Son sens de "humour ajoute au luxe incomparable dont je jouirai pour lapremiére fois au-dessus des nues! Je compte, vous pensez bien, profiter au maximum de ma situation de parvenu. Départ a 13h30. Je n’en finis pas de m’émerveiller, comme le matin de Noél lorsque j’étais enfant. Champagne servi pres- tissimo, bon choix de journaux, petite serviette humide et chaude, écouteurs de qualité... Les premiéres gorgées de vin mousseux ont tdét fait de dissiper le stress accumulé dans malonguecoursecontrela montre. Une hétesse, fort jolie, me propose’ un choix de boissons: cocktails, apéritifs, vins blancs ou rouges, francais ou allemands. Présentation du menu: filet mignon ou dinde, mini-6pis de mais, frites dorées, fromages, salade dans le creux d'une mangue..., gateaux finement décorés, petite boite de chocolats enveloppés séparément, aman- des grillées, thé ou café. Nous avangons nos montres d'une heure. Je glisse deux petites bouteilles de Beaujolais dans mon sac. Aprés plus de deux heures de vol, j'ai les esprits quelque peu brouillés mais le coeur léger comme un pinson. Ladescente de |’avion me parait comme un retour du septiéme ciel. En entrant dans |’aéroport de Séoul, je me rends a un comptoir de renseignements. Les gens sont bien mis, calmes, souriants. Je fais part au préposé de ma frustration. Il m’avise dialler vérifier au comptoiaede KAL s'il y avait des siéges disponibles. Je m/’y rends. L’agent, M. Park, se montre d’une gentillesse exqui- se (ma mere dirait «dépareil- /ée»!). ll envoie d’abord un télex ‘a Taipei, me réserve un siége pour le vol Séoul-Tokyo du 24 juillet, puis un autre pour le vol Tokyo-Honolulu du 16 aoiat. Il m’apprend ensuite qu’on aurait pu me procurer un siége sur le vol Taipei-Tokyo-Séoul. Ma pression monte. M. Park recoit la confirmation que j’ai bel et bien fait une demande de réservation hier. «Lorsque l‘avion est arrivé a Séoul, ajoute le télex, il y avait QUATRE siéges de disponibles»!! Mon sang se met a bouillir. Il me donne une copie du télex, me conseillant, bien entendu, d’aller porter plainte aux bureaux de KAL le lendemain. Je le remercie d’autant plus chaleureusement que je sens crépiter en moi le feu de la rage. Le lendemain, avant de me rendre au bureau de KAL, je prends le temps de résumer les faits par écrit. Sur les lieux, je demande a _ rencontrer un préposé aux services a la clientéle. Celui-ci se montre avenant, disposé a considérer ma requéte. Il m’écoute, lit mon texte, passe des coups de téléphone, puis miinvite a l’accompagner au bureau de son supérieur immédiat. (Dans l’‘ascenseur, une voix douce indique les étages en coréen et en anglais.) Celui-ci me fait remplir un formulaire de remboursement. Il est fort amical, prenant le temps de -m’interroger sur mes voyages. Je lui raconte mon aventure avec Biman Bangladesh Airli- nes (voir l'article «Aller-retour gratuit»). De fil en aiguille, il envoie un télex a Taipei et me demande de revenir la semaine prochaine. Je refuse: j’ai eu ma legon avec «Biman». ll me demande alors de lui télép#Oner a dix heures vendredi - le surlendemain. J'insiste pour venir le rencontrer en personne. ll accepte. Il fait. alors une photocopie de mon écrit et du formulaire de remboursement. Le 12 juillet, dix heures. Je suis au rendez-vous. On a regu une réponse au télex envoyé a Taipei: «// n'y avait:personne au guichet des places non réser- vées». Je sursaute! «Cest archi-faux! J’y ai attendu le plus longtemps possible, méme si on me répétait que je perdais mon temps.» Je demande a voir le responsable des rémbourse- ments. Ce nouveau rendez-vous mest accordé pour onze heures. Attente. Lorsque celui-ci me regoit, je lui détaille la suite de ces tribulations (d’un Québécois a Taiwan): arrivée a |’aéroport vers 7h30; refus de toute considération au comptoir KAL; vaine attente au guichet des places non_ réservées jusqu’éa 11h35, cing minutes avant l’heure limite pour recourir a Cathay Pacific moyennant 231$ US supplé- mentaires... Discutant @ nou- veau pied a pied, je finis par répliquer: «Me croyez-vous assez idiot pour ne pas avoir attendu la chance de ne rien débourser, c’est-a-dire de ne pas avoir a payer prés de 400$ canadiens, et ce, alors que je n’avais rien d’autre a faire?» Un silence embarrassé emplit la piéce. Je rencontre maintenant une autorité supérieure et son assistant. Longue discussion soldée par un refus. Jedemande a ce nouveau directeur de bien vouloir écrire ses raisons. Il refuse. ll accepte cependant que je lui soumette ce que bon me semble. -Je m’exécute. Il refuge de signer. {| voudrait toutefeis que je signe ceci: «KAL n’assume aucune respon- sabilité envers un détenteur de billet non confirmé qui n’‘a pu obtenir un siége parce quil n'y en avait aucun de disponible...» C'est tellement évident que j’en rage. Peut-on trouver truisme plus vague, lapalissade plus ingénue? On me propose alors, aprés une autre discussion - au cours de laquelle une jolie Coréenne vient nous servir des glaces au chocolat ~ d’attendre mon retour a Vancouver pour résoudre le différend. «Vous aurez plus de temps», affirme l'un des «Kaliens». Je refuse. S’ensuit un autre téléphone, en coréen, bien sGr. Nous montons alors tous les trois au dix-septiéme étage... Salle luxueuse, intimidante. Nouvel- les présentations, nouveaux échanges_ infructueux: «La compagnie décline toute res- ponsabilité quand le client n'a pas de confirmation». Evidem- ment! Je demande alors l‘autorisation de porter plainte au directeur général. Il est absent. On me promet cepen- dant de lui en parler... Je demande une réponse écrite détaillée dans le cas d’un refus. On se consulte. Ma demande est acceptée. Je reviendrai donc lundi_ matin, le 15 juillet. Descente au rez-de-chaussée. Le directeur des services a la clientéle, M. Ahn, me parle comme a un ami, me félicite pour mon anglais. «Vous avez de la chance de pouvoir vous exprimer dans les deux langues officielles des Jeux Olympiques de 88», me dit-il. Puis il ajoute: «Cest terriblement difficile pour un Coréen d’apprendre l'anglais, c'est trop différent!» Il fait alors |’éloge du frangais,: «belle langue douce et romanti- que». Je le quitte en sortant mon imperméable. !l pleut a verse. Le 15 juillet. Je suis au rendez-vous. M. Ahn me remet une lettre négative. Je rage encore. Cette fois, je laisse échapper la vapeur, comme disent les anglophones. Il miinvite a bavarder dans un café. Nous nous y rendons. Il essaie de me faire comprendre que jenedevrais pas croire ceux qui me disent «c'est impossi- ble», (c'est précisément ce que j'ai fait!), et que KAL ferait faillite sion acquiescait atoutes les demandes de rembourse- ment. «C est la premiére fois en dix ans qu'un tel incident se produit,» conclut-il avant de me faire promettre que je lui téléphonerai (il me donne son numéro privé!) dés mon retour de Pusan (grande ville portuaire que je me propose de visiter) pour un repas dans la pure tradition coréenne. (Je n’oserai pas le recontacter.) Ce soir-la, en me prélassant dans le fauteuil moelleux d’un grand hall d’hdétel, un Coréen d’un certain age m’adresse la parole gentiment. Nous en venons vite a causer de mon différend avec KAL. Il se dit Voncle par alliance des quatre dirigeants de cette grande compagnie. «Ce sont /es quatre fréres», précise-t-il. ll] m’invite au bar de I’hdtel (un jeune pianiste y exécute des airs vaguement jazzés) ou il finit par promettre de me téléphoner le lendemain vers neuf heures: «Je peux surement faire quelque chose pour vous», insiste-t-il. (J’attends encore son télépho- ne.) « De retour dans ma chambre, j'écris au gérant général de \'aéroport de Taipei pour lui faire part de mes déboires et liquider ainsi un reste e colére. Le lendemain, en allant porter cette lettre au bureau de KAL, j'ai enfin la certitude d’avoir fait tout ce quej’ai pu. Il ne me reste plus qu’a jouir pleinement du temps qui passe dans ce beau pays verdoyant. Cet incident m’a tout de méme permis de multiplier mes contacts, non sans me rappeler qu’en voyage les imprévus les plus imprévisi- bles sont eux-mémes a prévoir. 20 ans et tous ses rayons! Le Soleil vous sourit. Abonnez-vous dés aujourd'hui.