VOYAGES Le Soleil de Colombie, vendredi 7 octobre 1988 - 11 | Par Jean-Claude Boyer } ; ’ ; Kyongju, localité située a 400 km au sud-est de Séoul, 19 juillet 1985. Aprés un bref séjour dans cette région-musée, je reprends le bus, cette fois pour Pusan, la deuxiéme ville du pays et son principal port de mer, porte d’entrée traditionnel- le des Japonais en Corée du Sud. Le bus moderne roule allégrement sur la route nationale qui offre de trés beaux ‘panoramas verdoyants. Une description pittoresque de Pusan metombe sous les yeux: «Elle fait penser a une pieuvre géante dont le coeur palpite aux rythmes du port et qui aurait poussé ses tentacules le long des collines avoisinantes péné- trant dans la moindre vallée pour y loger ses 3,5 millions d habitants.» En 1950, durant la guerre, Pusan a été laseule cité a tenir devant l’envahisseur du Nord et le gouvernement s’y est réfugié pendant quelques mois entrainant avec lui un afflux de réfugiés... Son port peut accueillir 52 navires a la fois et traiter 18,5 millions de tonnes de marchandises... N’ayant jamais été une ville royale, Pusan n’a pas de palais, ni de vestiges de monuments histori- ques... Le temps de lire encore quelques paragraphes et me - voila arrivé au coeur de la pieuvre géante. Premiére constatation: toilet- tes pour «étrangers seulement» dans leterminus! L’AJ se trouve loin d'ici. Je décide de déroger a mon budget pour prendre un taxi. En traversant une rue pour en hélerun, je suis suivi par une jeune Coréenne en émoi. Le ’ seul mot que je parviens a comprendre: «Kyongju». Elle a lair fort anxieuse. Personne autour pour servir d’interprete. Je ne comprends rien. Elle s’en va mais pour revenir aussitét, au moment ot je monte en taxi. Je n'y comprends rien a rien. Le jour commence a décliner. Se rendre du terminus a l’auberge est un véritable tour de ville. Cette AJ surplombe la ville. Elle est trés grande et luxueuse, bien que les cham- bres doubles, les seules disponibles, ne coatent que 8$. Jedevrai partagerlamienne, me dit-on, avec un Pakistanais qui ne sera de retour qu’en fin de soirée. Il n'y apas de quatriéme étage!? Je passe du troisiéme au cinquiéme. Radio et télévi- sion couleur, téléphone, tapis, douche et bain: bien! Je m’endors peu de temps aprés «Dallas», dont la derniére scéne incite le téléspectateur a «aimer détester» J.-R. de tout son ~ coeur. Le 20 juillet. Comme petit déjeuner, je commande des «French toasts» au sirop d’érable japonais! Joy, une écrivaine du Michigan, entre- prend la conversation, a laquelle se joint Léopold Osterreicher, d’un petit village prés de Vienne (je pense au pére de Mozart). Celui-ci est déja allé a Vancouver. Je l’invite a y retourner pour |’Expo 86. (Je lui Récit d’un tour du monde Pusan, la pieuvre geante enverrai de la documentation et nous -échangerons quelques lettres.) Je lui demande son impression du film AMADEUS. Il ne l’a pas encore wu. «La critique autrichienne l’a jugé séverement, me dit-il, a cause du traitement trop libre des faits historiques.» Mes nouveaux amis me vantent le Japon commesi c’était leur pays natal. Léopold et moi nous lancgons ensuite dans une _ longue promenade a travers Pusan, sous une chaleur brdlante. On dit que le terme «chaudron» a d’abord été inventé pour décrire Pusan au solstice d’été! (Les plages des environs accueillent des millions de personnes qui - viennent !a chercher un peu de fraicheur.) Je remarque une poubelle en forme de pingouin, comme si on voulait nous faire réver des froids de |’arctique. Petits cendriers publics ici et la. Propreté étonnante. Nous nous dirigeons vers le port. Une. grande batisse de plusieurs étages abrite la halle aux poissons. Au_ rez-de- chaussée, des centaines de ménagéres font la chasse aux aubaines quotidiennes. Mar- chandage serré. On remplit de grands contenants ala pelle, on coupe, on nettoie, on étale, on crie... Spectacle haut en couleurs. J’apergois un poisson bizarre: il ales yeux du méme cété de la téte! Odeurs pénétrantes. Léopold me prend en photo avec mon kodak-disc, latéteprés de celle d’un cochon (quel contraste!). C’était la derniére photo du film. Je ne parviens pas a ouvrir mon appareil. Le déclencheur se brise: adieu veau, vache, cochon... (Kodak me le réparera gratuitement @ mon_ retour.) Nous nous promenons le long des quais, ou la vente continue, bruyante, fébrile. Nombreux, étalages de fruits, de légumes, de plantes médicinales... Nous voila maintenant atta- blés dans un petit restaurant bon marché. Nous comman- dons un peu a I’aveuglette. On “sens nous sert a chacun une bonne quantité de nouilles déposées sur un gros morceau de glace! Cet iceberg me rappelle le pingouin-poubelle. Ouf! que c'est 6picé! La serveuse nous apporte deux bols d’eau glacée comprendre que les épices nous brilent les entrailles. Elle revient toute souriante avec deux gommes a macher. Bonne idée! Avant de retourner a l’‘auberge, seul, je m’entends avec Léopold pour partager sa chambre ce soir, l’autre lit étant devenu vacant. Plus tard, aprés une sieste prolongée dans la fraicheur de ma nouvelle chambre, je lis le long réglement affiché sur la porte. En voici quelques points: «S ‘abstenir de chanter fort et de faire du bruit a _ /iintérieur comme a /extérieur de la chambre, surtout aprés 22h00; s‘abstenir de circuler en dehors de la chambre a demi-nu et en pantoufles; défense de fumer au lit; en cas dincendie et d'urgence, vous entendrez une alarme et | ordre de vous mettre a labri selon le plan ci- dessous...» Dans le hall, je retrouve Joy toute «joyeuse». Bien calé dans des fauteuils, nous discourons sur tout et rien, sans toutefois tenter de régler les problémes du monde. Elle me raconte qu’a chaque Noél, elle envoieenviron ‘Quatre-vingts circulaires pour partager avec ses amis les faits saillants de son année! Je lui fais lire «Les 8 clés du bonheur» et une pensée («La vie est un unique...») que — j'ai glissées dans mon sac il y a onze mois. Pour vivre sa vie en plénitude, il est important d’étre honnéte, efficace et tenace, de lire, de s’exprimer... Nous en “sommes tous les deux convain- cus a cent pourcent. Je fais ensuite la connaissan- ced’un jeune routard de Calgary -avec qui je passe le reste de la journée a visiter au hasard, a prendre le temps de vivre. Il se rendra bient6t a Séoul; je lui au gingembre. Nous lui faisons recommande |’auberge Daeji. Mais quelle chaleur! Nous mordons voracement dans de gros épis de mais, puis |échons des glaces au chocolat rafrai- chissantes, délicieuses comme Ki Do. A ne pas prononcer la bouche pleine! Le bus s’arréte. Mon compagnon me paie un lunch sans me permettre de protester. A vos ordres, mon commandant! la chaleur de |'igloo pour De retour sur la _ route l'esquimau. (Le pingouin et nationale, la conversation Ce ail «a Les noms de ses rue, ville et province donnent ceci : Sim Kok - Dong, Sung - Nam, Kyeong KiDo. Ane pas prononcer la bouche pleine ! iceberg me_ reviennent a l’esprit.) J’y pense: nous avons mangé en marchant; c’est contre le savoir-vivre en Corée. Tant pis. De retour a l’auberge, nous admirons le vaste panora- ma. La ville et sa haute tour, les montagnes, la mer, tout s’enveloppe peu a peu des voiles mystérieux de la nuit. Le 21 juillet. «Good morning!» Je me léve en grande forme. Quelqu’un frappe. «Good mor- ning!» C’est Joy, tout sourire, qui nous apporte un panier de belles prunes juteuses. Au restaurant de l’auberge, nous commandons pain doré, sirop d’érable et café: quel délice! Nous nous efforcons de faire du bruit en mangeant, c’est-a-dire d’étre polis a la maniére coréenne. Pas difficile. Le service est impeccable. Nous mentionnons les Olympiques 88 devant le serveur; ses yeux brillent de fierté. Je fais déja mes adieux a Joy et Léopold, puis a Pusan, la grande pieuvre, ou mieux, le chaudron surchauffé. Dans le bus luxueux qui me raméne a Séoul, I’hdtesse gantée de blanc présente un film vidéo qui me laisse tout a fait indifférent. J’adresse la parole a mon voisin, un beau Coréen en uniforme militaire. Visiblement mal a l’aise, il balbutie quelques mots en anglais, puis sort de sa poche un papier sur lequel il confesse . ne pouvoir qu’écrire en anglais. S’ensuit un jeu de questions et réponses écrites, une conversa- tion silencieuse, pour ainsi dire, entre sourds-muets. Son nom: Kim Myeong Jin, 22 ans. Il est , soldat dans l’armée de l’air. Les noms de ses rue, ville et province donnent ceci: Sim Kok-Dong, Sung-Nam, Kyeong »> «scriptuaire» se poursuit. Jin ne manque pas d’humour. On sert de |’eau fraiche sur demande. Second arrét. J’offre un café a mon ami qui accepte non sans répéter «Kamsa hamnida». Et nous voila repartis. Deuxiéme film, un western (en coréen) avec Anthony Quinn. J’enfile des écouteurs pour passer d’un poste de radio a un autre. Le vidéo terminé, on nous présen- te, au petit écran, un choix de chansons populaires. Je préfére l’excellent choix de musique ala radio. Tout a coup, j’entends «Why does the sun go on shining?» («Pourquoi le soleil brille-t-il encore... puisque tu ne m‘aimes plus?») C’est la une des chansons romantiques dont on nous inhibait le cerveau au début de mon immersion en anglais - il yacing ans, et dont je ‘ne comprenais di’ailleurs aucunement les paroles. Chauf- feur et hédtesse saluent de la main leurs collégues roulant en sens inverse. Lorsque nous arrivons a l’immense terminus de Séoul, Jin me fait monter dans le bus qui passera le plus prés de l’auberge Daeji (ol je séjournai avant de partir pour le sud) et s’assure que le chauffeur me fera descendre au bon arrét. Adieux chaleureux... en fran- cais et en coréen. Me revoila seul dans la grande capitale, combien plus tentaculaire que Pusan elle-méme. La soirée se termine dans la salle commune de I|’auberge a échanger des aventures de voyage devant des émissions américaines ponctuées de rires enregistrés. Tout propos con- cernant le Japon, ma prochaine destination, me fait dresser loreille. Je tombe de fatigue. Bonne nuit.