Le Moustique Volume 4 - 102 édition ISSN 1496-8304 Octobre 2001 gravade, bravoure et bavardage.. Puis, trés vite et une fois de plus, le miracle s’accomplit ; je m’envole de concert avec la demoiselle. C’est que I’on devine un ciel sans nuages entre les branches touffues des sapins. Le sac est soudain plus léger et l’on ne sent plus le tiraillement des sangles sur les épaules. Notre marche soutient de son rythme joyeux la plaisante mélodie des sylvestres murmures. Il me prend presque l’envie de danser et je vais jusqu’a risquer un entrechat ou deux par-dessus les plaques de boue. Sans encombre, nous franchissons le ru Adrénaline. Ce sera la seule dénivelée a peine perceptible dans un relief peu accidenté. C’est un cours d’eau tout innocent dans un petit vallon bien bucolique. Je ne veux plus croire qu’a son débouché sur la mer, il puisse se montrer si dangereux. Alors, sans doute aucun, c’est décidé : nous reviendrons sur le sentier et nous franchirons ce fameux chenal a marée haute. Nous attendrons méme le temps nécessaire pour que se léve un vent des plus violents ; nous choisirons un jour de tempéte. Nous le franchirons dans les éclaboussures d’écume et le fracas de la tourmente. Cela fera un tableau des plus romantiques. II faudra convaincre ma femme de venir nous prendre en photo. Avec ces énormes godillots et ces guétres épaisses sur ses jambes fines, ma fille, dont le thorax a doublé de volume avec son sac a dos qui lui pend a l’arriére a la maniére d'un encombrant abdomen, me fait penser a présent a une abeille butineuse, les pattes chargées d'un riche pollen. Toute défigurée par cet accoutrement de sportif consciencieux, elle reste gracieuse et semble a chaque instant préte a s’élever dans les airs. Charmé autant qu’il est possible, je me mets a muser le «Vol du bourdon» et le son que j’émets vibre plaisamment dans lair frais du matin. La joie est dans nos coeurs et nous avons perdu le guide. Nous sommes soudain arrétés par un embranchement du sentier. Vers la droite, le chemin monte légérement dans la forét. Vers la gauche, il descend avec une faible pente et améne des senteurs marines riches en iode. De concert, nous obliquons vers la mer et débouchons rapidement sur une large plage de galets. L'impression est merveilleuse. C’est comme une déchirure sur l’immensité qui me remplit aussit6t de bonheur, a la maniére de la lumiére qui soudain nous inonde. Un instant, je pense a 'explorateur Stanley qui aprés une errance de prés de six mois dans Ia forét tropicale d'Afrique centrale, sombre, humide et grouillante de tous les dangers, franchit une derniére barriére de broussaille pour découvrir, brutalement, une infinie savane ensoleillée. C’est dans celle-ci que s'était réfugié Emin Pacha, l'homme qu’il voulait secourir, le Gouverneur d’ Equatoria fuyant les intégristes musulmans. On appelait ces forcenés les Mahdistes ; ils venaient de massacrer Gordon Pacha et la petite colonie anglo-égyptienne de Khartoum au Soudan. Finalement retrouvé par Stanley, Emin Pacha est revenu plus tard dans la région pour se faire, a son tour assassiner en 1892 par les Swahilis. II faut dire qu’il était un anti-esclavagiste convaincu, ce qui génait assez fort les Mahdistes, autant que les Arabes de Zanzibar et leurs alliés swahilis dans leur chasse a I’homme sur la cote Est de l'Afrique. Ici, sur la céte Ouest de l’Amérique, il y a la vastité de la mer, le soleil et sa chaleur réconfortante. Il n'y a pas d'esclavagistes et pas encore d’intégristes. Pour féter la chose et nous récompenser d’avoir déja parcouru trois kilométres, nous nous arrétons un instant pour croquer une barre d’énergie avec un petit thé vite fait. Nous choisissons une bande sableuse paralléle a la mer. Cela a des allures de petite dune formée de gros galets noyés de sable, trés confortable pour s' asseoir. 7 Suite