at) | | LA LANGUE VERTE par Roger Dufrene Vous étes-vous déja trouvé dans la situation du person- nage ensorcelé par les pro- pos de son interlocutrice au point qu’aprés le discours il n’ose la contredire? En cette soirée du 24 mai 4 l’Alliance Frang¢aise de Van- couver, j’aurais aimé expo- ser &4 Madame Marguerite Saint-Jacques mon point de vue. Je vois quelque danger de sa part A prendre la dé- fense de l’argot dans un pays ou il importe surtout de défendre le frangais. Or,. comment réfuter une jeune conférenciére rompue aux infinies ressources de notre langue. Comment critiquer un exposé instructif et spi- rituel, qui montre la logique simplificatrice de l’argot et l?incohérence savante de la grammaire? La conference de Madame Saint-Jacques, Professeur a l’Université Simon Fraser, s’intitulait ‘‘Regard sur le franc¢ais populaire’’, un ré- gal pour les amateurs de linguistique et de folklore. Tout Francais cultivé pos- séde quatre langages: ce- lui du monde ( le plus re- levé ); celui du travail ( technique ); celui de la maison (familier ); et ce- lui. des copains ( argotique). Mais ce n’est pas de cet argot-14 qu’il s’agissait. Le terme ‘‘argot’’, A Paris, dé- signe le langage du milieu; et ses truculences rejail- lissent parmi les forts des halles et les machinistes du métro. Ce parler populaire, FAIS VOIR TES MiRETTES! Arlequin qui a traversé les siécles en changeant sans cesse de costume, Madame Saint-Jacques en tire avec dextérité les ficelles. L’argot des malfaiteurs est né du besoin pour les ma- landrins de dissimuler leurs secrets. Au quinziéme sié- cle, Villon et ses compéres y recourent pour préparer, dans les tavernes du vieux Paris, leurs vols 4 la ven- terne et leurs cambriolages. Colporté par les truands de la cour des Miracles, par Cartouche et sa bande, par les grivoises de 1’Empire, les sirénes de la Gare Saint- Lazare et la bande 4 Bonnot, la langue verte a traversé les Ages, non sans - jeter des éclaboussures de cou- leur dans les milieux ou- vriers et bourgeois. Indi- gence de la syntaxe et richesse duvocabulaire, voila ses caractéres. La téte, nous apprend Madame Saint-Jacques, s’exprime par les substituts: poire, pomme, citrouille, fraise, cassis, cerise, citron; pa- tate, tomate, chou, ciboule; boussole, cafetiére, théeiére, boule, fiole, tirelire, caillou, carafe, potiche... Les voyous_ n’ont. cure de la régle, qu’elle soit ju- diciaire ou grammaticale. La loi du milieu estropie, abrége, allonge les mots, les camoufle, renverse 1’ ordre des syllabes et dicte de nouvelles images. Le boucher de vient le louche- bem et le saucisson le siflard..Et léchafaud s’ appelle l’abbaye de“Monte- a-Regret’’? car les cheva- liersduruisseau ne manquent pas de sentiment. Ils mé- prisent les déclarations 4 l’eau de rose et jettent a leur gironde: ‘‘Viens gam- biller ma Ginette; on va s’payer une tranche de bon- heur.’’ L’apport populaire fertilise ‘la langue. Mais je me tiens sur mes gardes. L’incor- rection d’aujourd’huifera loi dans vingt ans, pense Ma-|] dame Saint-Jacques. Sans doute. Mais seulement quel-| ques broutilles d’un parler qui roule sur les trottoirs et s’éparpille auxquatre| vents. Une lutte se livre! entre les forces conserva- trices de la langue et les forces progressistes. Dans son précis de grammaire historique de la langue fran- ¢aise, Ferdinand Brunot constate qu’aprés 1918, ‘‘des termes de corps de garde, pinard (vin), jus (café), s’é- panouissaient sur les lévres des jeunes filles.’’ Aujour- d’hui, un demi-siécle plus tard, ces mots restent ar- gotiques. La pétillante conférence de Madame Saint-Jacques était illustrée de chansons en ar- Pot de, Pierre. Perrete. Je” esprit gavroche du Parisien des faubourgs fusait par in- termittence dans la salle. Les Frangais souriaient. Les Canadiens feuilletaient leurs papiers. Les sous-en- tendus de la langue verte les déroutaient sans doute. Tant mieux ! L’argot est un génie sournois. Sur le tard, ce coquin n’osait-il pas me souffler 4 l’oreille : ‘‘Il est temps que tu décanilles et que tu regagnes ta cam- buse !’’ La langue verte : l’argot ; le dialecte utilisé par les malfaiteurs. - Par exten- sion de sens : dialecte adop- té par un certain groupe so- cial : l’argot militaire, l’ar- got des étudiants. Les miretces les yeux, dans le parler populaire. Réfuter : contredire en dé- montrant. Un professeur rompu aux ressources de la langue : habitué aux ressources de la langue. Le langage relevé : le lan- gage des gens cultivés. Le milieu : groupe social d’individus qui vivent d’ex- édients, de trafics mal- onnétes. Les truculences d’un dia- lecte : les richesses vul- gaires de ce dialecte. Vol 4 la venterne : vol ac- compli en pénétrant par la fenétre. La venterne, c’est- a-dire louverture ot pé- nétre le vent. Expression. peu courante. : Les truands de la Cour des Miracles : les malfaiteurs qui habitaient le quartier des hors-la-loi dans l’an- cien Paris. Grivoises, sirénes : filles de moeurs légéres. Estropier les mots d’une langue : les déformer. Les chevaliers du ruisseau: les voyous. Gironde : jolie fille, en lan- gue argotique. Broutilles : au propre : petits} morceaux de bois. = Au fi- guré ; éléments sansimpor-] tance. Des termes de corps de garde : des mots de l’argot des soldats. . L’esprit gavroche : l’esprit spirituel et moqueur du ga- min de Paris. Vient du nom d’un personnage des Miséra- bles, le célébre roman de Victor Hugo. CITY STAGE Yvonne Adalian présente a Graeme Campbell une legon de Frangais dans la piéce de Murray Schisgal a** The Tiger’. C’est une présentation de City Stage, dans le cadre de son théatre de l’heure du midi. Les représentations sont &-12°h- 15ser- a P-h- 15 *do lundi au vendredi et le prix d’entrée est de $1. Vous pouvezemporter votre propre déjeuner ou vous en procurer au théatre, quise trouve au 591 rue Howe a Vancouver. Voila une facon agréable de passer l’heure du midi en plein coeur de la. ville. Pour tous renseigne- ments, veuillez appeler au 688-7013. ran LE SOLEIL, 23 JUIN 1972