ene ~ — | etnias AM dls AUX EDITIONS VICTOR-LEVY BEAULIEU: La famille et | ‘enfance Ceux-ci faisaipnt les modestes, mais n’arrivaient pas a cacher leur joie et leur fierté. La mére surtout rayonnait. On avait l’im- pression qu’elle venait de se rendre compte que son fils était un enfant extraordinaire. On examina les moyens prati- ques de placer Noé-Cyprien. On décida que chacun allait deman- der autour de soi, chez les riches fermiers des environs. Aucun des membres de la grande tribu des Cyr-Berger-Verronneau n’a- vait assez de bien au soleil ni ne manquait de bras dans sa propre famille pour employer le jeune gargon. Mais les grandes familles ont cela de bon; chacun se mit en campagne. I,’épisode de l’oncle Gédéon aidant, on fit autour du candidat-fermier une _ publicité qui porta ses fruits. Les parents interrogérent les enfants. —Tu connais Noé-Cyprien Cyr? C’est vrai qu’il est fort comme un hoeuf? demandaient les péres ou les méres a leur progéniture. Cela se passait généralement a table. La bouche pleine, les enfants hochaient la téte énergi- quement. —Il s’est battu contre 10 d’entre nous a la fois et il a gagné... —Il a soulevé la grosse pierre grise qui est prés du puits... —Il a porté tout seul un gros sac de farine sur cinquante pas... Quelques jours plus tard, le village entier savait qu'il comp- tait parmi ses habitants un enfant de douze ans, dont la force tenait du prodige. Les petits camarades de Noé-Cy- prien ne se contentérent pas de raconter ce qu’ils avaient vu. Ils racontérent aussi ce qu’on leur avait dit que Noé-Cyprien avait fait. Raconté trois fois. le méme exploit gagnait en volume. La raclée infligée 4 trois gamins devenait une hataille rangée et triomphale contre 24. Le poids de la pierre quadruplait. Ce n’était plus un sac, mais deux sacs de farine que Noé-Cyprien avait transportés non pas sur son dos, mais sur chaque bras... Mais si les imaginations s’échauffaient, le but) poursuivi n’était toujours pas atteint. On cherchait a droite et. A gauche ot caser l'enfant, mais l’occasion ne se présentait pas. Il y avait bien de l’ouvrage dans les fermes cette année-la, mais pas pour les enfants. Les gros fermiers qui avaient de l’embauche étaient des gens prudents et sceptiques; on avait beau leur raconter monts et merveilles au sujet d’un gamin a la force étonnante, c’était quand méme l'fge qui comptait le plus pour eux, et douze ans, c’était douze ans. Finalement, c’est le hasard qui se chargea d’assurer le premier travail 4 notre ami. Alors qu’il ’vagabondait a ]’orée d’un bois avec d’autres gamins de son age, il entendit une grosse voix d’homme pester. Se dirigeant vers l’endroit d’ot partaient les imprécations, le futur Louis Cyr ne tarda-pas a découvrir un homme d’un certain Age déja, vétu d’une facon plus cossue qu’on avait l’hahitude de le voir dans le pays, et qui, assis sur une souche, se massait. vigoureuse- ment la cheville en grognant contre le sort. —Qu’est-ce qui se passe? de- manda Noé-Cyprien en s’appro- chant de homme. —€Encore heureux que tu sois la, toi! répondit l’individu. Je me suis foulé la cheville en mar- quant les arbres que mes hom- mes et moi allons venir abattre. J’ai acheté tout ca. Cours vite au village et raméne-moi deux gars qui pourront me porter jusqu’a ma voiture. Fille est a l’autre bout du bois. J’ai essayé de marcher, mais j'ai trop mal. L’homme avait un ton de commandement qui montrait qu’ il avait l’habitude de se faire obéir. Mais Noé-Cyprien n’était pas timide. Depuis quelque temps il avait acquis une grande indépendance et sans se démon- ter, au lieu d’ohéir a l’étran- ger, il lui répondit: —-Aller au village me prendra une bonne heure. Une autre pour revenir... Le temps de trouver quelqu’un... il fera nuit noire. Laissez-moi essayer de vous aider. Je suis fort, vous savez! —-Puisque je te dis que jene peux pas marcher, méme avec un baton... J’ai une cheville foulée et l’autre ne vaut guére mieux. Fille a été cassée il y a un an et elle est toute faible. Mais je suis la a discuter avec toi... Cours vite, te dis-je; c’est ce qu'il y ade mieux a faire. —-Qui parle de marcher? Ce que je veux, c’est vous porter jusqu’a votre cheval, répondit le gamin. —Es-tu fou? Le bonhomme écarquilla les yeux. —(Ca a a peine 14 ans et ca se prend pour un homme... Ne vois-tu pas que je pése ben dans les 160 livres tout vétu. —Je croyais que vous étiez plus pesant, répondit Noé-Cy- prien. Laissez-moi essayer. J'ai remué des sacs de farine plus lourds que vous. L’autre voulut discuter, puis une idée lui vint: Le gamin est présomptueux, il a besoin d’une lecon il va l’avoir. Aprés, il ira chercher du secours au village. —Bon, jaccepte, dit-il. Com- ment vas-tu me prendre? —COh! j'ai déja porté les gens. Couchez-vous seulement sur mes épaules, autour du cou. Tant bien que mal, l"homme se redressa. Noé-Cyprien s’appro- cha de lui, vofita son dos, écarta légérement les pieds et assura son ‘Cqulllbre. I’homme, sou- riant, se coucha comme on lui dit. Le petit Cyr avait plié les jarrets, puis quand i] sentit que le blessé était solidement accro- ché, il se redressa sans effort. —Ma parole, le petit dréle est fort! dit "homme. Me soulever ainsi, c’est pas rien! Celui qui devait plus tard porter des chevaux sur son dos et soulever a la force des jarrets des 4,300 livres et plus, se sentait sir de lui. —-Tenez bon et laissez-vous faire, recommanda-t-il. Et d’un pas régulier, choisis- sant bien l’endroit ou poser le pied, Noé-Cyprien se dirigea vers l’autre bout du petit bois, ou, a travers les arbres, a quelques mille pieds de la, on apercevait une voiture attelée d’un cheval. L’étonnement, la surprise suf- foquaient presque |’inconnu. —C'est pas possible, disait-il. Mais quel age a-t-i] donc? A sa téte c’est un tout jeune gamin mais cette force, c’est pas natu- rel... —Hé! arréte-toi, tu vas te tuer! protesta-t-i] au bout d’un moment. La voix qui lui parvint en retour n’était méme pas essouf- flée; Noé-Cyprien riait: —N’ayez pas peur pour moi; jai l'habitude. Vous voyez, on a déja fait plus de la moitié du chemin. Si je m’arréte, il faut que je vous descende, et vous avez mal. On y est bientét. Et bientdt on y fut en effet. Arrivé a la voiture, le bonhom- me fouilla dans sa poche, en sortit un gros porte-monnaie de cuir brun a fermoir métallique, Youvrit, choisit une piéce puis réfléchit un peu et la remit en place pour en prendre une plus petite qu'il tendit au gamin. —Tiens! voila pour toi, dit-il. Comment t’appelles tu? et quel age as-tu? —Je suis Noé-Cyprien Cyr et je suis dans mes douze ans. L’autre n’en croyait pas ses oreilles. —Douze ans? C’est: pas croya- ble! —-Mais si, demandez donc a Monsieur le Curé. —Et qu’est-ce que tu fais? Tu travailles chez ton pére? Tu m’as Yair de courir plutdt les bois... —Je voudrais bien travailler chez mon pére, mais c’est lui qui travaille chez les autres. Moi, je cherche une place. Mais on n’a encore rien trouvé. —T'inquiéte pas, je vais t’ar- ranger ¢a, promit l’homme. Tes parents habitent 4 Saint-Cy- prien? Je viendrai_ les voir dimanche aprés la messe. J’ai a faire dans le hout. Je m’appelle Irénée Gagnon. Rappelle-toi de ce nom. —-Craignez rien, répondit le jeune Noé-Cyprien en faisant sauter gaiement la piéce dans sa main, pendant que le cheval, aiguillonné d’un‘coup de fouet, se mettait en route. Avant de disparaftre au tour- nant, Irénée Gagnon se retourna deux ou trois. fois. —-Pour un gamin, c’est. un fameux gamin, marmonnait-il. Noé-Cyprien rentra 4 la mai- son et ne parla que vaguement de la rencontre qu'il avait faite. I] mentionna que peut-étre un homme allait venir Je dimanche suivant et qu'il aurait de l’ouvra- ge. Comme le garcon était vif et aimait raconter des histoires, on ne le crut qu’ moitié Aussi ce fut presque une surprise comple- te lorsque Irénée Gagnon, endi- manché et cauteleux, vint propo- ser de donner du travail a Le Soleil de Colombie, Vendredi 19 Aoat 1977 11 Noé-Cyprien. L’affaire fut vite conclue. Ga- gnon embauchait le garcon a partir du mois suivant pour venir aider les bficherons qui devaient travailler au bois de Francoeur. Gagnon était un fer- mier des environs de Boston, aux Etats-Unis. I] était descen- dant d’Acadiens et il était décidé a revenir dans son pays d’origi- ne. Il avait acheté des coupes de plus fort du monde -4 l'accomplissement __|'intéressait plus que toute autre chose au monde. Quand il s’agissait de porter une piéce de bois, Noé-Cyprien choisissait la plus lourde. S’il y avait la moindre chance de la faire, il en prenait deux. Les hommes se moquaient de lui, mais il n’en avait cure. Il se savait plus fort que tous les enfants de son ge; il se sentait bois et cherchait une ferme. Saint-Cyprien ]ui plaisait et il allait y acheter une terre. C’est ainsi que fut réglée la question du premier travail payé de l'Hercule canadien. ea aR a a Chapitre Il La famille Cyr s exile Le premier travail du futur Louis Cyr fut d’aider les bfiche- rons. Il leur apportait les haches et les scies; il les aidait a ébrancher les trones abattus, il conduisait les attelages, bref il se rendait utile de mille et une facons. I] ne lui fallut qu’une semaine pour établir sa réputa- tion. Ce gamin de douze ans était vraiment étonnant. D'abord, il en paraissait quatorze au moins, et puis i] était capable de travailler comme un vrai hom- me. Et ardent a ]’ouvrage avec ¢a! Bien plus que beaucoup de ses afhés. Un fait est certain: a ce moment déja, Louis Cyr faisait preuve de ce courage et de cette comhativité qui de- vaient l’'animer jusqu’au dernier jour de sa vie. C’était une vie rude, difficile et qui demandait des qualités exceptionnelles. Mais. elle était” saine et permettait au gamin de se livrer presque sans arrét a tous ces exercices de force, dont méme plus fort que beaucoup des hommes mitrs qui travail- laient dans les hois ou dans les fermes. Mais cela ne lui suffisait pas. I] pensait 4 son grand-pére, le vieux Pierre Cyr. qui lui répétait en montrant le gros Trudeau: “Si tu es fort, tu es tout! Si tu n’es pas fort. tu n’es rien”. Chez d’autres ]’ambition est dirigée vers le désir de gagner de l’argent, de devenir riche, de posséder des maisons, des pro- priétés, des terres, des bois. Fils de paysan, il aurait été naturel pour Louis Cyr de vouloir deve- nir un gros paysan. Mais pour lui, la richesse, c’était la force, et toute sa vie i] devait mettre cette force physique et sa répu- tation d’homme le plus fort du monde bien avant le désir de posséder des richesses. TROUVEZ. — NOUS” UN NOUVEL — ABONNE! $10.00 ; par année