“se faire »nées, des Le Soleil de Colombie, vendredi 11 janvier 1985 —13 Les alchimistes de la naissance Suite de la page 1. tribunal de grande instance pour obtenir que le CENSOS (Centre d’étude et de conser- vation du sperme) lui rende le sperme laissé par son mari, peu de temps avant sa mort. Corinne a gagné; elle pourra inséminer avec le sperme de son époux défunt. Mais ni cette décision judi- ciaire, ni celle rendue dans le cas des embryons australiens, ni les débats qui ont entouré d'autres causes - notamment le cas aux Etats-Unis de ce couple qui refusa d’adopter, tel que convenu, enfant por- té pour lui par une mére substitut (l'enfant était anor- mal) - n’ont permis de débou- cher sur des solutions claires et définitives. A chaque fois, au contraire, comités d’éthique et juristes aboutissent au mé- me constat: il faut combler l'incroyable vide juridique en- tourant les interventions scientifiques qui se multi- plient sur l’embryon et le foetus. A qui appartiennent les embryons? Que faire des em- bryons “surnuméraires”, lors- que plusieurs ovules ont été fécondés en €prouvette et qu'un seul a été implanté dans Vutérus de la patiente? Les congeler? Mais a quelles fins? A-t-on le droit d’expérimenter sur eux comme sur n’importe quel cobaye de laboratoire? Un monde de questions... Nous réalisons brusquement quil n’y a pas de réponse simple et que les nouveaux grands sorciers de la technolo- gie médicale ont fini par nous amener plus loin que nous n’aurions jamais pu le conce- voir il y a seulement quelques décennies. De la fécondation in vitro au peaufinage des techniques de clonage (la confection d’un double géné- tique, déja réalisé chez la souris), en passant par le don d’ovule, les interventions chirurgicales sur le foetus et le “prét d’utérus”, le progrés scientifique est en voie de bouleverser bon nombre de concepts et de valeurs que nous croyions solidement an- crés dans notre mode de vie et qui ont jusqu'ici présidé a la survie de l’humanité. La science-fiction au quotidien Tout a commencé avec le sourire Coquinement enjéleur de Miss Brown, Louise de son petit nom, premier bébé- éprouvette fiérement présenté © a la presse par l’€quipe an- glaise du. docteur Robert _ Edwards, en 1978. Gommencé? Pas vraiment, en fait. Depuis quelques an- médecins _ inter- venaient pour soigner le foetus dans l’utérus de sa mére ou multipliaient les expériences de reproduction sur des co- bayes non humains. Mais la naissance de Louise allait bien davantage frapper l'imagina- tion des foules, qui se posaient d'inquiétantes questions. Cet- te petite chose €tait-elle un vrai bébé, ou une sorte de monstre a face humaine? Il s’agit d’un enfant tout ce _quil y a de plus normal, expliquaient les scientifiques. Et nous découvrions, soulagés, que la technique employée n’avait rien de bien mena- cant. L’ovule fécondé in vitro par le sperme avait été réim- planté dans l’utérus de la mére. Le pére était bien le “vrai” pére; la femme. qui avait accouché, la ‘“vraie” mére. On pouvait respirer. Enfin, on le croyait... Nous allions vite découvrir ce que Jacques Testart,-dans un livre récent, ou il question- ne ces procédés et les motiva- tions de leur expérimenta- teurs, appelle les “détourne- ‘ments de la fécondation in “vitro”. Sont déja réalisables, ou le seront bientét: ® la maternité de substitution. Quand une femme ne peut porter son enfant - absence ou malformation de l’utérus -, elle peut le faire porter par une autre, Celle-ci peut étre inséminée par le sperme du mari ou recevoir un ovule déja fécondé. © la création de banques d’embryons congelés. Pour la fécondation in vitro, on provoqgue, chez la patiente, par injection d’hormones, le . murissement de quatre ou cing ovules. Seulement trois des ovules fertilisés’ seront ensuite implantés (afin de limiter les risques de grossesses multiples). On a pris l’habi- tude, dans plusieurs centres spécialisés, de les garder “en réserve” en les congelant a la température de l’azote liquide pour stopper leur développe- ment. ® la création de vrais jumeaux en séparant l’em- bryon en deux au tout début de la division cellulaire. © la fusion d’embryons pour obte- nir ce qu'on appelle, fort poétiquement (!), une “chi- mére”, c’est-a-dire un nouvel embryon au riche matériel génétique. ® la modification du matériel génétique d’un individu. C’est l’ingénierie gé- nétique qui intervient a la source pour corriger des ano- malies. Aux Etats-Unis, le docteur Béatrice Minz s'est livrée 4 des expériences qui donnent déja une assez bonne idée de ce que seront les manipulations génétiques d’étres humains. Elle a injecté a des souris touchées par une forme d’anémie héréditaire des cellules de souris norma- les, et cela au stade de lembryon de 11 jours. “Ces embryons, qui auraient normalement da donner nais- sance a des souris anémiques, ont donné des animaux par- faitement sains.” La technique est loin d’étre au point. On continuera de procéder a l’aveuglette, jus- qu’a ce qu’on parvienne a dresser une “cartographie” exacte des génes humains, qui permettrait de savoir ov injec- ter précisément les nouveaux genes sains dans le patri- moine héréditaire de l’em- bryon. ® la fabrication .d’embryons “ala carte” pour~cas parti- culier. Un couple d’homo- sexuelles pourrait avoir “son propre enfant” par fusion in vitro de deux ovules mars recueillis chez chacune d’entre elles, qui, sans apport de sperme, donneraient un em- bryon. Ou encore, avec un ovule, une femme seule pourrait donner naissance 4 un enfant qui soit exclusivement sa fille génétique. “Un spermatozoide anonyme jouerait seulement le réle d’activateur, et son noyau serait retiré de l’oeuf aussit6t aprés la fécondation. La diploidie (nombre normal de chromosomes) serait alors restaurée en empéchant tem- porairement la premiére divi- sion de l’oeuf ‘par l’action d'une substance chimique.” On n’aurait alors plus qu’a implanter cet oeuf dans l’uté- rus maternel. L’expérience a été tentée et réussie par P.C. Hoppe et K. Ilmensee, en. 1977, chez la souris. © des expérimentations mul- tiples sur l’embryon. On pro- céde déja ouvertement a cer- taines d’entre elles. D’autres, officiellement proscrites, se dérouleraient cependant der- riére des portes prudemment closes. Elles sont de tout ordre et vont “de la simple obser- vation a la culture de l’em- bryon, au développement em- bryonnaire partiel en culture, a la division de l’embryon pour en faire des jumeaux, a _la formation d’hybrides et de chiméres par fécondation ou fusion embryonnaire entre es- péces, a l’insertion chromoso- mique ou génétique, a la transplantation de noyaux cellulaires.” ~ Ajoutons encore l’expéri- mentation de nouveaux médi- caments, le perfectionnement des techniques diagnostiques, la recherche de moyens de contraception plus efficaces. Mais il y a plus, beaucoup plus. Au congrés d’Annecy (novembre 1982) sur la fé- condation in vitro et les transferts d’embryons, Robert Edwards provoquait un débat houleux en préconisant la fabrication systématique d’un “double” génétique a chaque bébé-éprouvette, par la tech- nique de division de l’em- bryon, et l'utilisation de ce jumeau providentiel comme réserve de cellules saines pour son jumeau vivant. “Vingt chirurgiens améri- cains ont indiqué que, dans le traitement de la leucémie, si l'on a des jumeaux, on peut irradier fortement celui qui est malade, détruisant les cellules cancéreuses, mais aus- si beaucoup de cellules saines, et le sauver en lui greffant de la moelle osseuse de son jumeau sain.” Pour que ce jumeau sain soit “utilisable” -4 ces fins, il faudrait pousser son dévelop- pement plus loin que les comités de bioéthique ne l’au- torisent actuellement. En ef- fet, pour sauver par exemple des enfants atteints d’une défi- cience immunitaire grave, il faudrait leur greffer des tissus prélevés sur des foetus de sept a 12 semaines. Or, actuelle- ment, le développement des embryons excédentaires est interrompu vers le cinquiéme jour. : ‘Du possible a - Pacceptable Sacrifier l'un pour sauver l'autre? Oui, n’hésite: pas a affirmer Robert Edwards: “Nous disons que l'enfant né st supérieur au_blastocyste (embryon au stade trés primi- uf). Cela ne me pose aucun - probléme de couper un oeuf en deux et d’en utiliser un pour €tudier l'autre. Je suis pret. agutiliser. un embryon vivant pour assurer la naissan- ce normale d’un autre. Je suis prét a utiliser un embryon de réserve, si cela permet de découvrir des traits risquant de donner naissance 4 un cancer ou a d'autres désastre.” Certains prétendent que le “pére” du premier bébé- éprouvette dit bien haut et fort ce que d'autres n’osent que murmurer: qu’on ne peut sacrifier un malade du cancer a un embryon in vitro. L’una- nimité est cependant loin d’étre faite la-dessus. Certes, les motifs invoqués par les médecins quotidiennement confrontés a la mort atroce de jeunes enfants et désireux de les. sauver sont hautement louables, admettent d’autres voix, étonnées ou indignées. Mais faut-il en arriver 1a? Et si le moyen préconisé s'avérait pire que le mal? Si l’embryon de réserve était, par hasard, un “vrai” étre vivant? L’est-il? Non, prétendent les uns, faisant notamment réfé- rence a la sentence récem- ment rendue par le juge Matheson dans la _ cause Borowski. Ce dernier, un ancien ministre manitobain, plaidait que le foetus était une personne et était donc protégé par l'article de la Charte des droits garantissant a chacun le droit a la vie, a la liberté et a la sécurité. Le juge a rejeté ces allégations: “Il n’existe aucun fonde- ment en droit justifiant la conclusion que les foetus sont des personnes juridiques, donc se rapportant au terme “chacun” dans la charte.” I] - ajoutait qu'il appartient au législateur, et non aux tri- bunaux, d’étendre a la per- sonne a naitre les droits reconnus aux personnes vivan- tes. D’autres soutiennent, au contraire, que l’embryon est bien une personne et s’ap- puient pour cela sur des juge- ments rendus aux Etats-Unis contraignant la future mére a subir un traitement médical pour sauver sa vie et celle de Venfant a naitre. Aux termes de l’actuel Code civil (en révision) , l’embryon jouit en fait d’un étrange statut, @ mi-chemin entre Vange et la pierre. On lui reconnait une _personnalité juridique conditionnelle a une naissance “viable et vivante”. S'il ne remplit pas ces condi- tions (on parle en jargon juridique de conditions réso- lutoires), ces droits disparai- tront rétroactivement. Ainsi, un futur enfant peut hériter de biens, un curateur sera méme nommé durant la oa riode de grossesse pour veiller a ses intéréts. Mais s'il s'avé- rait que cet enfant soit mort- né, il n’aurait jamais existé au regard du droit! A la recherche d’un droit embryonnaire Ni personne, ni chose, ni appendice de sa mére. On croit nager en plein surréa- lisme. Surréalisme dont s’ac- commodent de moins en moins les €quipes médicales et les juristes qui se retrouvent face aux problémes nouveaux engendrés par les interven- tions in utero (opérations chirurgicales prénatales) ou in vitro (fécondation en éprouvette) sur l’embryon, et par les remarquables dévelop- pements de l'ingénierie géné- tigue. Philosophes, médecins, bio- logistes, juristes tendent de plus en plus a se mobiliser, a se regrouper en équipes multi- disciplinaires pour cerner ces problémes, définir-des para- métres, réviser des textes de loi désuets. Le Groupe de recherche en éthique médica- le (GREM) de Tluniversité Laval organisait, en octobre dernier, un colloque sur les questions d’ordre éthique sou- levées par la fécondation in vitro. En avril 1983, la commission parlementaire de la justice entendait de nombreux inter- venants, venus faire connaitre leur point de vue sur les projets de loi 106 et 107. Ils soulevaient, entre autres, le probleme du statut juridique de l’embryon et du foetus et demandaient au législateur d'élaborer un régime juridi- que spécifique a la condition prénatale. Le docteur David Roy, du Centre de bioéthique de Montréal, a pour sa part réuni une €quipe de chercheurs qui s'intéresse notamment aux problémes éthiques et légaux soulevés par l’expérimentation sur l’embryon. Les résultats des travaux du groupe seront rendus publics au courant de cet hiver, sous formes de recommandations aux gou- vernements et aux institutions médicales. Ces recommanda- tions seront scrutées, notam- ment, par la Commission de réforme du droit a qui le Barreau canadien demandait récemment d’entreprendre une étude en profondeur sur le statut juridique du foetus. Edward Keyserlingk est a la fois membre du groupe du Centre de bioéthique et de la Commission : “Il importe que nous trou- vions si, oui ou non, l’em- bryon et le foetus appar- tiennent a quelqu’un. Ce n’est pas clair dans le droit. Il n'y a pas de loi qui régisse le don d’embryon et celui d’ovule, et des ambiguités subsistent sur la validité du contrat passé entre la mére porteuse et les parents “sociaux”, bien que la loi dise qu’on ne peut vendre des produits humains. D’au- tre part, la mére porteuse est ia mére aux yeux de la loi, et peut décider de garder l’en- fant.” Ces €équipes de travail au- ront fort a faire. Elles auront sans doute l’impression de marcher en permanence sur la corde raide, a force de devoir composer avec les intéréts toujours facilement conta bles des parents, de l’em- bryon, de la société et des scientifiques. Comment con- vaincre ces derniers que ce qui est réalisable n’est pas néces- sairement souhaitable? Com- ment, a l’ére of un enfant peut étre le produit de plu- sieurs “parents”, grace a l’in- tervention de la science, redé- finir nos concepts de filiation en des termes acceptables? Comment définir un statut juridique pour I’embryon, sans étre tenté de privilégier ce statut au détriment de celui de la mére; sans avoir a réouvrir le douloureux dossier * de l'avortement? Les mois qui viennent pour- raient bien apporter des ré- ponses a quelques-unes de ces questions. Les spécialistes se seront, d'ici 1a, confrontés et parfois affrontés sur l’épineuse définition des débuts mémes de la vie. A partir de quand est-on un étre vivant? De la conception? De la différenciation cellu- laire? De l’apparition du sys- téme nerveux? De la nais- sance? 3 Parce que leurs conclusions nous concerneront toutes et tous, ces débats devront dé- border le vase clos des initiés, questionner aussi. bien le grand public que le législa- teur. En gardant bien a esprit, pour reprendre les termes de Jacques Testart, un des péres du premier bébé- éprouvette francais, que “l’in- novation est une sorte de machine infernale qui déve- - loppe en spirale ses propres justifications; elle n’est pas réductible a un projet primitif qu'on aurait le temps d’appri- voiser, elle ne se fragmente pas selon des degrés hiérarchi- sés par une morale qui serait immuable. Elle avance dans le monde des hommes, forte d’avoir été concue par eux.” Est-il encore possible, sans nécessairement freiner la ma- chine, de tracer des limites qui fassent que l'innovation nous serve? - Le Yukon en téte. Le Ytkon est la premiére juridication canadienne a avoir tranché la question de la “paternité artificielle’. Dans leur refonte des lois sur le bien-étre des enfants, les légis- lateurs de ce territoire ont décidé que les donneurs de sperme ne seraient pas tenus au soutien des enfants qui pourraient en résulter. Par ailleurs, la loi précise qu’ils n’auront pas non plus de droits parentaux sur les re tons ainsi con¢us, sauf dans les cas ou l’enfgnt est né d'une femme avec laquelle le don- neur est marié ou avec laquel- le il vit. Tiré du azine “Justice” de WcemBbre THe i Ci I a la “ Une minorité croissante . . . les gens actifs! >) |