’ : : ay AUX EDITIONS VICTOR-LEVY BEAULIEU: par Ben WEIDER Chapitre VII Premiéres tournées On rassembla quelque ar- gent et on se mit en route. Louis apppréhendait la dé- marche. -— Je ne veux pas me montrer 4 MacSohmer; j’ai peur de perdre le contréle de moi-méme, et d’autre part il est tellement beau parleur qu'il pourrait arriver 4 me prouver que c’est moi qui ne lui donnais pas assez d’ar- Senter. Lees deux garcons qui accompagnaient Louis l’ap- prouvérent. Comme tous les gens simples, ils avaient eux-mémes eu l’occasion d’é- tre les dupes de quelque charlatan ou beau-parleur sans scrupule. Aussi, dans un cas comme celui de Louis ils s’entraidaient spontané- ment et étaient préts a faire front comme un seul homme. Louis n’en était pas plus rassuré pour cela et au fur et 4 mesure qu'il s’approchait du dernier lieu de ses ex- ploits, les craintes le ga- gnaient. Mais comme il arrive sou- vent, quand on se fait par avance beaucoup de mauvais sang en prévision de quel- que démarche, l’obstacle se trouva beaucoup plus facile a~ franchir que Louis Cyr ne l'avait tout d’abord imagine. MacSohmer non seule- ment n’avait pas récupéré les vétements et les haltéres de Louis qui servaient au numéro, mais encore avait fui précipitamment, aban- donnant au tavernier — pro- priétaire de la salle de spec- priétaire de la salle du spec- tacle — pas mal de ses pro- pres hardes. L’hételier avait tout de suite essayé de se _faire un peu d’argent avec la vente des objets laissés; mais les amateurs pour les énormes haltéres, barils remplis de ciment, planches et harnais spéciaux, ne fu- rent pas trés nombreux. Quelques gars vinrent par curiosité s’essayer a soule- ver les lourdes masses, mais ne firent aucune offre réel- levee Lorsque Louis Cyr et ses -amis se présentérent chez le tavernier, ce dernier ne put cacher sa joie. Louis, ayant appris que MacSohmer était en fuite, n’hésita pas a venir lui-méme négocier le rachat du matériel. Il eut la chance d’étre secondé par un de ses nouveaux amis, qui se mon- tra un champion du mar- chandage et qui obtint le tout pour moins du dixiéme de sa valeur. _ Le retour 4 Pointe-Lévis fut triomphant. Dans la voi- ture, lourdement chargée du matériel comme de trophées de guerre, les trois hommes chantaient a tue-téte. Lors- que le cheval peinait dans les cétes, Louis sautait a terre et ranimait le courage de la - béte en poussant la carriole de sa puissante épaule. Il se sentait des ailes et s'il l’avait fallu, il aurait été capable, probablement, de porter le cheval, la voiture et les hal- téres sur son dos... A Pointe-Lévis, une nou- velle surprise agréable l'at- tendait. Un visiteur s’impa- tientait et avait une propo- sition alléchante 4 lui faire. Louis Cyr. s’apercevait soudain qu'il s’était sous- estimé; il était beaucoup plus connu que sa modestie ne le lui avait fait croire. Il s'était sincérement imaging que les gens n’assistaient a ses tours de force que parce que son maquignon-organi- sateur était un homme gé- nial qui aurait attiré du monde aussi bien avec des puces savantes qu’avec une chanteuse de charme. Or il n’en était rien; si, au début, MacSohmer avait dfi se dé- penser pour faire des recet- tes raisonnables, trés vite la renommée grandissante du Canadien y suffit. Sa rencon- tre avec Michaud, sa victoire sur Oscar Matthes, trés réputé méme dans le Qué- bec, étaient aujourd’hui connues de tous. Le visiteur qui piaffait d'impatience dans la cuisine ou s'afférait la douce Mélina, trés flattée de l’'intérét que l'on portait a son homme, s'appelait Georges Denis. C’était a I’époque un simple agent de police, mais il était - actif, débrouillard, plein d’i- dées. Il avait, comme beau- coup d'autres Québecois, en- tendu parler de la présence du Gros Louis dans la ré- gion. Il s’était dit, en appre- nant la délicate situation financiére de notre’cham- pion, qu'il tenait la une excellente occasion de ren- dre service Aun garcon de valeur, de montrer ses pro- pres qualités d’organisateur et d’homme public, et de monter un spectacle dont on parlerait. Denis était travail- leur et ambitieux et il s’était proposé comme but de deve- nir une personnalité mar- “quante. II devait d’ailleurs y réussir 4 merveille, puisqu’il allait assez rapidement par- venir au poste envié de Chef de Police, qu'il cumula méme avec celui de Chef des Pom- piers. Le projet de Denis était simple. Il s’offrait a louer une salle, a faire la publicité et a monter un spectacle au cours duquel Louis Cyr dé- montrerait ses étonnantes possibilités. Rien ne pouvait plaire davantage a l’enfant de Saint-Cyprien. L’existen- ce du matériel s’avérait pro- videntielle. Georges Denis le reconnut volontiers et, dés l'accord de Louis et de Mélina, se mit au travail. Une querelle de clocher s’en méla: Louis avait battu le grand Québecois, Mi- chaud; Pointe-Lévis l’ayant ADOPF2* LA RVALEF2 entre les deux localités trou- va une nouvelle matiére. La mode s’en empara; les beaux messieurs et les belles da- mes venaient de Québec et des environs voir la merveil- le des merveilles, le Samson canadien. De méme qu’au- jourd’hui on voit des gens appartenant aux classes so- ciales les plus hautes suivre avec passion les matches de lutte ou de boxe, de méme a Vépoque, il était trés bien vu d’aller voir les hommes forts faire leurs tours. et l'autre qu’ils ne commet- traient plus les mémes fau- tes que lors de cette premié- re grossesse. Dés que Mélina se rétablit et bien que les spectacles attirassent toujours beau- coup de monde, Louis Cyr compta ses économies, dé- “dommagea généreusement tous ceux qui l’avaient aidé et partit chez ses parents, la téte bourdonnante de magni- Le Soleil de Colombie, Vendredi 11 Novembre 1977 11 tout, sauf les frais, allat a Louis et 4 sa femme; ceux-ci, malgré la position critique ‘dans laquelle ils se trou- vaient, estimaient injuste que Denis, qui s’était tant dépensé, ne profitat que moralement de son travail. Mais l’agent de police tint bon et, confus et reconnais- sants, les Cyr, aprés |’exhi- bition qui fut un succés re- marquable, purent payer Louis Cyr et sa femme A |’époque od ils étaient propriétaires d’un cirque. Bientot, les démonstra- tions de Louis Cyr devin- rent réguliéres. Chaque se- maine, rarement tous les quinze jours, un spectacle avait lieu. Ce n’était pas encore la fortune, mais c’était la certitude d’une vie matérielle organisée. Louis et Mélina — son- geaient a des projets plus vastes, mais le terme de la grossesse approchait et ins- pirait a4 tous les deux des inquiétudes. La santé de Mélina n’était pas brillante; la tumultueuse tournée avec MacSohmer !’avait profondé- ment affectée; elle avait pris sur elle de le montrer le moins possible a son mari, mais avait vécu dans un état de tension trés grande. A présent, a la veille de mettre au monde son enfant, elle payait pour toutes ces heu- “res d’angoisse. L’enfant qui vint lors d’un accouchement trés pénible et difficile fut un gargon qui vécut trés peu. Mélina et Louis en eurent beaucoup de chagrin et se promirent l'un fiques projets. La douce Mélina, tranquil- le et réservée, mais lucide et _tenace, se promettait bien de garder dans les limites de la réalité les projets bouil- lonnants de son herculéen mari. - L’accord de Mélina fut une chose importante. L’épisode MacSohmer avait été une dure lecon pour Louis; il devait vite réaliser que s'il avait le sens du spectacle, en plus.d’une force sans aucune commune mesure, sa bonté naturelle, sa gentillesse, son humilité aussi, en faisaient un homme d'affaires tout a fait quelconque pour ne pas dire moins. La mise au point de l’exhi- bition donna lieu a une apre discussion entre le ménage Cyr et l’organisateur. Le désaccord qui éclatait por- tait sur le destinataire de la recette: mais ce n’était pas une mésentente comme il y en avait eu avec MacSoh- mer; on se disputa beaucoup pour savoir qui prendrait Vargent; Denis: voulait~que toutes leurs dettes et empo- cher la somme, astronomi- que pour l’époque, de prés de deux cents dollars. ' Cette premiére exhibition — la tournée MacSohmer n'ayant été qu'un galop d’es- sai — devait étre un évé- nement capital dans la vie de Louis Cyr. Elle lui prouva d'une facon catégorique qu'il pouvait vivre de sa force, qu'il était suffisamment compétent pour offrir un numéro que le public aimait, qu'il avait suffisamment le sens du spectacle pour inté- resser les salles et qu’il pouvait gagner convenable- ment sa vie en montrant ses tours. Le succés de la premiére soirée poussa l’agent de police 4 recommencer. Louis discuta d’abord: —Qui donc va venir me voir? Ceux que ¢a intéresse sont déja venus! Mais il céda devant l’insis- tance de son nouvel ami. A sa grande surprise, le deu- xiéme spectacle attira enco- re, plus: de«monde: que. ‘le -L’homme le plus fort du monde-15 premier. Les habitants de Pointe-Lévis se battaient lit- téralement pour voir- le Colosse. Les retrouvailles avec la famille furent trés tendres. Les nombreux fréres et soeurs, les cousins, les amis intimes défilérent pendant plusieurs jours pour contem- pler le héros de la tribu, le lion des lions, le Samson canadien, Louis Cyr. Super- be et généreux, ce dernier avait ramené des cadeaux pour tout le monde. I] s’était un peu perdu dans la distri- bution, et avait un peu mélangé les prénoms. — On n'est pas impunément I’ainé de 17 enfants. — Mais finale- ment chacun avait recu son di et était content. La joie du retour ne devait pas durer. Dés que Louis fit part de ses projets, il ren- contra de la résistance. On Stait trés uni chez les Cyr; on pouvait admettre 4a la rigueur que Louis se déta- chat du rameau central pour travailler dans les bois ou dans.une ferme. Venant se greffer sur ces occupations ancestrales, l’activité ocea- sionnelle d’homme fort était admise et méme approuvée. Mais voila que Louis avait en téte l’extravagant projet de devenir une sorte de cirque 4 lui tout seul, un montreur d’ours, dont Jui-méme serait V'animal savant... Etait-ce compatible avec la dignité familiale? La réponse des parents fut un non catégori- que. Mais Louis s’y attendait un peu. IL avait dans sa main un atout majeur: sa femme Mélina. Par sa droi- ture de caractére, son calme, sa gentillesse, elle avait acquis dans la famille une autorité et un respect excep- tionnels. C’est elle qui se chargea de plaider en faveur du candidat-saltimbanque. On discuta énormément. Les grandes familles cana- diennes étaient a l’époque encore plus unies que main- tenant. Les _caractéres étaient souvent vifs, mais les décisions ne se prenaient jamais 4 la légére. Ce n’est pas pour rien que bon nom- bre de Canadiens sont origi- naires de la Normandie ou de la Touraine, provinces francaises réputées pour le bon-sens, la pondération et aussi l’adresse dans la dis- cussion de leurs habitants. A suivre AIR | FRANCE ‘Pour réservations et billets ‘Ginette Pelletier 263-2488 L’agence de voyages t au des francaphones |S. JORDAN & SONS i 8676, rue Granville : ‘ Vancouver sh12 < GEE 4 Svkal Ie