Le Soleil de Colombie, vendredi 22 avril 1988 - 19 INFORMATION André Lajoinie Le sacrifié C’était au printemps 1986. Le Parti Communiste Frangais venait d’essuyer un nouveau revers : 9,7% des suffrages aux élections législatives. Ce ver- dict des urnes était pour le PC ce que Waterloo fut pour Napoléon: une inqualifiable catastrophe. Quelques jours plus tard, Georges Marchais dit a ses camarades: «je ne serai pas candidat en 1988». Aprés avoir été candidat malheureux en 1981, il refusait dé rempiler. _ Habile manoeuvre... A cette époque, le PC découvre la contestation.Et son bouillant leader refuse d’apparaitre com- me le responsable de la déroute qu'il pressent. S’il entend bien garder les réves du parti, point n’est question pour lui d’incar- ner le déclin. Il faut donc un volontaire pour aller au casse- pipe. Car il s’agit bien de cela. Aux élections présidentielles de 1969, le PC emmené par Jacques Duclos __ réunissait 21,5% des bulletins de vote. Aujourd’hui, il prie la Madone de lui faire dépasser les. 6% et - pire des infamies - s’étran- gle de voir le Front National de Jean-Marie Le Pen le devancer dans le coeur des Frangais. Qui alors? Georges Seguy? L’ex-leader syndical n’en a pas_ envie. Charles Fiterman? L’ancien ministre des Transports de Francois Mitterrand estjugé _ trop indépendant.Jean-Claude Gayssot? Le protégé de Georges Marchais n’a que quarante ans et affiche autant d’éloquence qu’un manche de casserole. Anicet le Pors? Lui aussi ancien ministre, il n'est pas assez conformiste. Ce sera André Lajoinie. André Lajoinie est un pur produit du Parti Communiste Frangais. Républicain, progres- siste, égalitaire, ce fils de petit exploitant agricole déteste les possédants dans leur entité. S’il s’avére cordial et sympathique en privé, il retrouve vite fait sa langue debois en public. Onn’a pas suivi |’Ecole centrale du PC (l’'antichambre du comité cen- tral) pour rien. Plus que du candidat Lajoinie, il faut parler du candidat du PC. André Lajoinien’a rien choisi. II a simplement accepté un cadeau empoisonné par devoir. C’est un militant honnéte et fidéle. C’est déja ¢a. Mais ce sera amplement insuffisant. Avec le temps, l'influence des communistes suit la trajectoire de la pomme de Newton. Considéré comme autoritaire, démodé, sectaire, le PC fuit les réalités: il ne se fait pas al’Alliance atlantique et ne considére pas le défi de la construction de |’Europe. La jeunesse et les intellec- tuels, jadis alliés du PC, ont quitté ce Titanic. La seule différence, c’est qu’au moment du naufrage de la célébre embarcation, les passagers faisaient la féte... Francois Mitterrand Sur le palier de I’Histoire Oui, il est candidat. Aprés 40 ans de vie politique, aprés avoir été maintes fois ministre sous la quatrieéme république, aprés un double échec en 1965 contre le Général de Gaulle et en 1974 contre Valéry Giscard D’Es- ‘Homme de culture en quéte destin. taing, aprés sa victoire de 1981 et sept années de présidence qui le virent passer de |’état de grace au plancher des sondages pour finir porté par une indiscutable vague de populari- té, oui, aprés tout cela, il est candidat. Beaucoup eurent apprécié qu'il tirat sa révérence. Cela eut été la sortie honorable d’un homme complexe ou feignant de |'étre, ayant rallié le socialisme tardivement lors- qu’en 1971, il réalise tel un raider une OPA sur le Parti Socialiste pour, onze ans plus tard, le mener-au pouvoir. Le pouvoir, la gauche angéli- que, généreuse et téte de linotte l’'aborda dans l’euphorie. Pri- sonniéredeses promesses, elle découvrit la rigueur puis l’'austérité avant d’abandonner toute idée de rupture avec le capitalisme.La gauche sociale- démocrate, pragmatique, était née, les faits tétus ayant modifié son idéologie ou ce qu’il en restait. Cette gauche évolutive, |’ac- tuel président dela République . l’incarne. Les crus 81 et 88 du Mittérrandisme n’ont pas le méme godt. L’homme a pris de la bouteille. Ses adversaires le disent «vieux». Lui, préfére le Jean-Marie Le Pen Le candidat du rejet Qui est Jean-Marie Le Pen? Une synthése biologique du bon sens populaire ou un conglomé- rat de bas instincts refoulés? Un facho accompli ou un porte parole vigoureux? Un paranoia- que excité ou un observateur lucide? Un contemporain por- teur de solutions crédibles ou un opportuniste aux prises de positions débiles? Un épouvan- tail ou un charmeur? Reprenons. Charmeur, il l’est. On neséduit pas un électeur sur qualifiait les chambres a gaz de France du nombre de chémeurs et criealahussarde: «La France aux Frangais». Hue! Mais Jean Marie Le Pen se défend d’étre raciste. Tout comme il se défend d’étre xénophobe. Un rappel cepen- dant: il attaque volontiers les personnalités dont le nom contient une consonnance étrangére. Jean MarieLe-Pen se défend aussi d’étre antisémite. Un détail : en septembre 1987, il Homme de forme en quéte de fond. dix sans éloquence ni charme. Jean Marie Le Pen gambade allégrement sur la_ piste sémantique du _ vocabulaire moderne. Alternant langage chatié et formules grossiéres, tantét brillant tant6t familier, il improvise une récitation et l'illustre de mimiques conta- gieuses. Il livre une anecdote dréle? Les fans rfient. Il chuchote dans son _ micro? L’assistance se fait oreille. Il se veut dramatique? Son courroux galvanise la foule. C’est un fait, comme Mc Enroe commande la trajectoire de sa balle, ce charismatique leader manie la forme de son propos. Avec talent. Serait-ce pour mieux en masquer le contenu inexistant? Ses arguments volent générale- ment bas et ses formules sont toutes faites. Dans un raccourci fulgurant, il rapproche le nombre d'immigrés présents en. «point de détail» de la seconde guerre mondiale. Enfin, Jean Marie Le Pen se défend d’étre néofaciste. Certes a plusieurs reprises, il a manifesté de la compréhension pour Pinochet, de la sympathie pour Botha et de l’admiration pour Franco. Cependant, loin de défendre le dirigisme autoritaire, il envisa- ge un Etat francais dont le réle, réduit, consisterait a s’occuper de la Défense, de la Justice, de la Police et de la Monnaie. II apparait donc comme un ultra libéral et propose dans la foulée moins d'impdéts, moins de prélévements sociaux, moins de fonctionnaires, moins d’as- sistance bref moins de tout et plus de rien car en fait, il ne dit pas comment il ferait. La carriére - politique de Monsieur Moins débute en 1956. Jean Mariele Pen est alors le plus jeune député frangais. Réélu en 1958, il est battu en terme «expérimenté» soulignant que le Général De Gaulle fut élu en 1965 a |’age de 75 ans. Ah, le Général! Sans doute sa mémoire obséde-t-elle Frangois Mitterrand. Un personnage historique, c’est, dit-on, la rencontre d'un homme d’Etat et d'une idée fondatrice. Symbole dela résistance, fondateur dela Ve république, artisan de la paix en Algérie, défenseur de la dissuasion nucléaire, De Gaulle appartient a I’histoire. Mitter- rand voudrait l’y rejoindre aprés l’'avoir A4prement combattu. La France avait son Papy. Mitter- rand voudrait 6tre son Tonton. D’ores et déja, il est l'homme qui a conduit la gauche au pouvoir sans provoquer de catastrophe économique. |! est aussi a _ l’origine de la cohabitation (entre lui, Prési- dent de gauche, et Chirac, Premier ministre de droite). Que veut-i! d’autre? Ceci: fagonner l'image d’un Président au-dessus de la mélée. Sa campagne de publicité est a cet égard révélatrice. «Génération Mitter- rand», «Une France unie»: ces deux slogans en appellent a ‘ouverture et s’étalent sur d’immenses affiches débaras- sées du sigle du Parti Socialiste jugé trop réducteur. Paralléle- ment, le Candidat-Président prociame: «je suis et reste socialiste». Quelle image |’em- portera: celle du Président ou celle du partisan? A 71 ans, Francois Mitterrand snobe une retraite paisible et confortable pour une candidatu- re sans réel programme électoral. Dans un __flou artis- tique, il propose quelques grandes options destinées, dit-il, 4 «unir/a gauche d’abord, rassembler la France ensuite». La pression de son entourage, les sondages favorables, |’at- trait.du jeu politique, l’envie de battre la droite l'incitent a frapper a la porte de I’Histoire. S’ouvrira-t-elle? _lutopie et 1962 et disparait de la circulation jusqu’a ce que, en: 1972, il fonde le Front National. Pendant plusieurs années, ce groupuscule d’agités du bocal est plus souvent cité dans la rubrique faits divers que dans les commentaires politiques. Le Front émerge en 1983, réus- sissant sa premiére percée dans des élections locales. 1983: a cette 6poque, la gauche au pouvoir est en transit entre ses. aspirations modernisatrices. Elle se cher- che et sapopularité chute. Deux ans auparavant, la France a dit non ala droite modérée. Le Pen apparait alors comme le refuge des décus de tous bords. En outre, phénoméne classique de l’Histoire bégue, |’arrivée aux affaires de la gauche entraine toujours une radicalisation d'une partie de |'électorat traditionnel de droite. Le chémage et |’insécurité attisent ce glissement tectonique du terrain politique... Beaucoup regardent Le Pen comme un miroir et y voient le fruit de la crise, de la peur. L’incertitude nourrissant le rejet des minori- tés, le leader du Front National leur jette en pature quelques lieux communs_ faisant de l'immigré un bouc émissaire et de la délinquance le résultat d’une politique judiciaire laxis- te. Les esprits simples prennent ses explications pour argent comptant. C’est le triomphe du négativisme. En mars 1986, aux élections législatives, l’émergence du phénomeéne Le Pen se matéria- lise: 35 députés étiquetés Front National entrent a l’Assemblée nationale par la grace d’un nouveau mode de scrutin (la proportionnelle) voulu par les socialistes soucieux avant tout d’éviter une débacle électorale. En cing ans, le Front National s’est stabilisé aux alentours de 10%. Curieusement, la victoire de la droite modérée aux législatives de 1986 ne semble pas avoir diminué |’audience de Le Pen. Tout au plus a-t-on noté une modification de son électorat: il s'est «désembour- geoisé». A bientét 60 ans, Jean-Marie Le Pen le sait : il ne passera pas le premier tour de |'élection présidentielle. Mais il dit le contraire. Normal, il est passé maitre dans l'art denier \’évidence.