Le Moustique Histoires fantastiques Volume 6 - 4e¢ Edition ISSN 1704-9970 Avril 2003 par Jean Lebatty Les élucubrations d’une planaire peu ordinaire. Au cours de son développement, l'homme a immanquablement transformé son environnement. En conséquence, on parle d’un nombre de plus en plus élevé d’espéces en voie de disparition. On invoque beaucoup moins les autres espéces, celles qui se sont remarquablement adaptées a ce chamboulement. Le cheval a été un de ceux-la. Véhicule idéal, il a connu un développement exceptionnel qui a cependant fléchi, ces derniéres années, avec I'invention du moteur. Mieux lotis sont les vaches, les porcs, les moutons et la volaille qui possédent cette qualité remarquable de nous fournir une nourriture saine et abondante. Plus gatés encore, car ceux-la ne sont pas mangés — enfin moins souvent — sont les chats et les chiens. D’abord trés utiles a l'homme pour leurs qualités de chasseurs, ils occupent a présent une fonction beaucoup plus importante et aussi plus agréable. L’homme que I’on décrie beaucoup pour sa cruauté est, en fait, un €tre trés sensible et la compagnie de ces animaux poilus s’est montrée essentielle 4 son équilibre émotionnel. Aux Etats-Unis, des statistiques sérieuses indiquent que s’il existe un gourou pour cent Américains, on compterait un peu plus d’un chat et d’un chien pour sept de ces nationaux. Autres animaux a bénéficier grandement de notre présence et de _ notre développement sont, sans conteste, les mouettes, les moineaux et les corbeaux et, enfin, les rats et les cancrelats. Assistant technique dans un laboratoire de biologie, j'ai été personnellement amené a m’attacher a un autre type de compagnons. Des compagnons exotiques sans é6tre pour autant ces animaux encombrants et inesthétiques tels que peuvent |’étre les pythons, les crocodiles ou les mygales sur lesquels on trébuche de plus en plus souvent dans les salons de particuliers. C’est que dans I'exercice de ma profession, j'ai eu a manipuler grand nombre de plathelminthes que je découpais dans tous les sens et, cela, dans le cadre d'une étude scientifique de la plus grande importance. En fait, je travaillais pour un étudiant qui préparait sa thése. Une de ces recherches parmi les plus fascinantes dans le cadre de la reproduction animale. Non pas cette reproduction sexuelle tant étudiée et devenue si banale au point que chacun sait a présent de quoi il en retourne, mais plutét la reproduction asexuée ou par scissiparité, combien plus intime, personnelle et bien plus surprenante. Ces vers plats qu’on appelle planaires et appartenant a l’embranchement des Plathelminthes, ont en effet cette faculté remarquable de se régénérer entiérement et parfaitement. Vous en prenez un, vous lui coupez la téte, et — accrochez-vous bien — a cette téte repoussera un corps parfait, tandis qu’a l'autre corps, repoussera une téte identique. 12 Autrement dit, de cette maniére, vous aurez cloné parfaitement I'animal sans lui causer la moindre peine, car son systéme nerveux est quasi inexistant. Au cours de longs mois, a force de les avoir découpés de cent maniéres, parfois en mille morceaux et, ainsi, avoir aidé l'étudiant a établir ses statistiques sur la meilleure maniére de les faire se dupliquer, ces petits étres — qui, entre nous, semblaient y trouver un plaisir ineffable — se sont trouvés trés rapidement a constituer un grand nombre d’individus fort sympathiques. Ces animaux qui semblaient ne jamais vouloir mourir, bien que sabrés a volonté, je les ramenais chez moi, afin de ne pas encombrer le laboratoire, et les conservais dans des boites a chaussures. ll peut paraitre surprenant qu’on puisse s’attacher a de semblables créatures. Elles sont tellement plates qu’on ne peut les observer de profil. Cependant, vues de haut, dans toute leur plane splendeur, elles sont irrésistibles. Le Dugesia gonocephala, parmi les plus adorables de ces étres, a un corps dont l'aspect fait penser a une longue queue qui semble ne jamais vouloir s'arréter de finir en pointe. La téte est parfaitement triangulaire et porte en son centre deux grands yeux plats et candides. Bien qu’affectés d'un léger strabisme, ces yeux sont tendres, irrésistibles, a la maniére de ceux qui ont composé tout le charme d’un Mickey Mouse. J’ai eu donc un plaisir certain 4 les cétoyer journellement et a les multiplier 4 l'infini, mois aprés mois. Quand l'étude s’est achevée, que |’étudiant a obtenu son doctorat, toutes ces planaires m’ont été généreusement laissées. Dans la deriére de toutes les boites a chaussures, grouillantes de petits vers et accumulées dans mes armoires, seules quelques planaires, parmi les plus récentes, tournaient en frond dans leur cache parallélépipédique. Dans leurs lentes pérégrinations, elles se rencontraient rarement, certaines se trainant sur le fond de la boite, d’autres se promenant sur les cétés ou sous le couvercle. Elles progressaient sans but apparent, découvrant occasionnellement un peu de nourriture que je leur avais laissé. Pour [’étre solitaire que je suis, leur manége était a la fois rassurant, par leur tranquille volonté de vivre, mais aussi vertigineusement inquiétant quant a la question de leur véritable destinée et de la justification de leur présence en ce monde. L’absence de conscience au sein de ces animaux archaiques était sans nul doute leur meilleure protection contre l'apparente vacuité de leur existence. La présence de ces étres monotones dans ma vie, elle-méme sans surprises, m’apportait la consolation de n’étre pas seul a subir l'absurdité de ma propre existence. Alors qu’un soir, je lisais tranquillement dans mon salon, quelle ne fut pas ma surprise d’entendre un son de voix provenir de cette derniére boite 4 chaussures. Ce murmure ahurissant était d’autant plus inattendu que les planaires, silencieuses dans leur déplacement, sont d’une compagnie par trop tranquilles.