ne ee anal tlilinit taa AUX EDITIONS VICTOR-LEVY BEAULIEU: Le Soleil de Colombie, Vendredi 5 Aoft 1977 11 L’homme le plus fort du monde -2 par Ben WEIDER Chapitre I Le Canada en deuil Ce matin-la, le soleil ne se montra pas. Il avait fait trés froid la nuit; on attendait une nouvelle chute de neige, qui tardait. Le temps était gris, terne, triste. La couche de neige tombée au cours des joirnées précédentes ouatait le claque- ment des sabots des chevaux trafnant caléches et charrois. Seuls les tramways brimbalants et les claquements des fouets rompaient le silence. En ce 10 novembre 1912, Montréal s’éveillait de méchante humeur. La nouvelle se répandit vers midi. Elle courut de maison en maison et de bouche en bouche; elle sortit:de la ville au début de laprés-midi et se répandit dans la Province d’abord, ov elle sema la consternation, puis ga- gna les Etats-Unis au sud, l’ouest de la province vers le Pacifique, et enfin, franchissant l’Atlantique, elle atteignit l’Eu- rope. Louis Cyr était mort. Celui qui avait été pendant de longues années le plus fort des hommes forts, celui qu’on avait appelé le Samson canadien, I’Hercule mo- derne, celui qui devait étre considéré comme |’homme le plus fort de tous les temps s’était éteint, terrassé par la maladie, a lage de 49 ans. Il y avait un mois qu'il avait fété son anniversaire. Point n’était besoin de radio ou de télévision en ces temps-la. Les nouvelles s’étendaient avec une rapidité prodigieuse. La mort de Louis Cyr fut un véritable deuil national pour le Canada et elle toucha profondé- ment un trés grand nombre de personnes, car le colosse avait beaucoup voyagé et ne comptait que des amis. Pour ceux qui ne connais- saient l’-homme que par ses exploits, sa mort fut une surpri- se. Pour sa famille, pour ses intimes, c’était miracle qu’elle n’efit pas frappé plus tét. Ses familiers savaient que seule l’extréme habileté d’un grand médecin de l’époque avait pro- longé l’existence de Louis Cyr d’environ une douzaine d’années. Le Canada, et surtout la Province de Québec, firent a Louis Cyr des funérailles gran- dioses. Des témoignages de sym- pathie et des condoléances arri- vérent des quatre coins du monde. La disparition du colosse canadien prit la tournure d’un événement international. Comment expliquer cette po- pularité du grand Canadien? Aprés tout, il n’était qu’un homme fort, comme il y en avait déja eu tant d’autres et comme il -y en aurait probablement enco- re. Eh bien! non. On ne sait ce que l'avenir nous réserve et si un homme d’une force encore plus formidable que celle de Louis Cyr fera son apparition. Mais aujourd’hui, presque 50 ans aprés sa mort, Louis Cyr reste toujours l’homme le plus fort qui ait jamais vécu, celui dont tous les exploits, tous les records sont encore présents a la mémoire des sportifs qui s’intéressent a la force, et dont les performances n’ont jamais pu étre égalées _jusqu’a présent. A tous points de vue, Louis Cyr a été un phénoméne. Au physique, il défiait l'imagination.. Au moral, cet homme d’une force prodigieuse était la bonté, la gentillesse, la serviabilité méme. Si certains exploits de Louis Cyr ne se révélent sensationnels que lorsque des hommes dont la force a acquis une réputation mondiale échouent en les essa- yant, d’autres parlent directe- ment a l'imagination. Ainsi Louis Cyr a soulevé avec son dos le poids fantastique de 4,337 livres. I] soulevait de terre avec un seul doigt 553 livres. Il tenait 4 bras tendus; devant lui, 131 livres ‘2, et en croix, toujours a bras tendus, a lhori- zontale, 185 livres 4, soit 9714 _ de la main droite et 88 de la main gauche, Ses dimensions étaient hors du commun. Au sommet de sa gloire, vers ]’age de 30 ans, Louis Cyr pesait un peu moins de 300 livres. I] mesurait, pieds nus, 5 pieds 10 pouces ‘/2. Il avait des biceps de 24 pouces, un cou de 22 et des avant-bras de presque 19 pouces. I] avait un tour de poitrine phénoménal de presque 60 pouces. Comparé a ces dimen- sions, son tour de ventre n’avait rien d’exagéré, puisqu’il n’attei- gnait que 45 pouces environ. Mais la ot Louis Cyr est toujours resté inégalé, c’est dans le volume vraiment surhumain de ses muscles des cuisses et des mollets: 36 pouces de cuisse, 28 de mollet! Lorsqu’il se retira de la compétition, son poids et aussi son volume augmentérent enco- re. Inutile d’ajouter que son apparition faisait toujours sensa- tion. Il n’avait pas 40 ans lorsque prit fin sa carriére d’homme fort actif. Mais sa réputation était faite; elle devait lui valoir l’im- mortalité. Il avait mené la vie la plus aventureuse, la plus vagabonde, la plus passionnante possible.. Cette vie, qui fut un perpétuel triomphe de la volonté, de la force et aussi de la grandeur de caractére, mérite d’étre racon- tée. s eeeeee Chapitre II La famille et Venfance Depuis de nombreuses an- nées, les savants du monde entier, et les philosophes aussi, se disputent pour savoir ce qui compte le plus dans la formation d'un étre humain, l’hérédité ou l'environnement, c’est-a-dire les qualités transmises par les pa-— rents, ou bien le milieu dans lequel se déroulent notre enfan- ce et notre jeunesse et la fagon dont nous sommes élévés. Le cas de Louis Cyr, l’homme le plus fort de tous les temps, n’est pas prés de faire pencher la balance en faveur de I’une ou !’autre des théories. Louis Cyr avait de qui tenir. On a toujours parlé de sa mére, véritable colosse, et on a affirmé L’une des rares affiches d’époque représentant Louis Cyr, alors en tournée aux Etats-Unis. que c’est d’elle qu’il tenait sa force. Mais en se penchant de plus prés sur la famille de YHercule canadien, on s’apercoit qu'il avait aussi de qui tenir du cété paternel. Si son pére lui-mé- me était un homme de taille moyenne, encore que trés robus- te, son grand-pére paternel, lui, mesurait 6 pieds 1 pouce et avait été jusqu’a un fge trés avancé l'homme le plus fort de la région. Le pére de ce grand-pére était encore plus grand et avait une ; réputation de force encore ‘plus . - impressionnante. Ce bisaieul vé- ° cut 102 ans. La mére de celui qui devait devenir le Colosse canadien était une femme impressionnante, tout en muscle, pesant plus de 240 livres, mesurant plus de 6 pieds et ne négligeant pas de se servir de ses moyens physiques pour maintenir dans le droit chemin une nombreuse et turbu- lente famille. Ses enfants, car elle en eut 17, racontaient volontiers qu'elle n’avait jamais eu de peine & mattriser les plus robustes d’en- tre eux, et citaient l’épisode suivant: Un jour, le frére de notre héros, Pierre, qui devait faire une brillante carriére dans la . boxe, se prit de querelle avec un camarade. I] était alors 4gé de 20 ans environ et en pleine posses- sion de ses moyens. Les deux garcons se ‘disputérent violem- ment et allaient en venir aux mains lorsque le copain de Pierre Cyr prit soudain peur et jugea préférable de se mettre a l’abri. Poursuivi par Pierre, il n’eut.d’autre ressource, pour éviter d’&tre rejoint, que de se réfugier dans la cuisine ot régnait Maman Cyr. Celle-ci, voyant son fils excité et crai- gnant quelque mauvais coup, intervint avec autorité. — Calme-toi, Pierrot! ordonna-t- elle a son fils. * Mais Pierrot, emporté par sa colére, bondit sur son adversai-: re. C’est la que Maman Cyr jugea utile de passer 4 l’action © directe. Nul n’est plus qualifié pour nous donner la suite de l’affaire que Pierre lui-méme: | “J’étais fort a l’époque”, dit-il. “A part Louis, il n’y en avait pas un au village pour me faire peur. Mais quand la mére me saisit par les épaules et me colla au mur, je fus comme paralysé. Je ne dirai pas que j'ai essayé de la frapper. Non, ¢a je ne le dirai pas, c’était la mére. Mais j'ai tout fait pour lui échapper. J’ai pas pu. Elle était si forte! je me sentais comme un papillon cloué au mur par une - épingle. Elle m’avait soulevé de. terre et m’appuyait les épaules a la cloison. Tout ce que je pouvais faire, c’est remuer les pieds dans le vide. J’en ai pleuré de rage. Mais rien n’y fit. C’est quand je me suis calmé qu'elle m’a laché. Voila comment elle était forte, la mére”. Maman Cyr était capable de -‘monter elle-méme au grenier, par une petite échelle, des sacs de 200 livres qu’elle chargeait sur son épaule et qu'elle mainte- nait.d’une main. Plus tard, lorsque son mari acheta une taverne a Montréal, c’est elle qui se chargea de rétablir l’ordre en cas de bagarre et nombreux furent les mauvais garcons qu’el- le expédia directement dans la rue par dessus le trottoir en les saisissant au collet et par le fond de culotte. La famille Cyr habitait a l’époque de la naissance de notre ami dans un petit village a 25 milles de Montréal environ, qui s’appelait Saint-Cyprien de Na- _pier-ville devenu aujourd’hui Na- pierville tout court. Les Mont- réalais qui vont passer la fin de, semaine aux Etats-Unis et qui foncent sur la route no 9, qui les méne au Lac Champlain par Saint-Jean d’Therville. savent-ils qu'ils passent devant le village natal d’un des Canadiens les plus célébres dans le monde entier?