VOLUME 9 - 4° EDITION- ISSN 1704-9970 _ J-occupais a cette époque un petit chalet dans un hameau proche de la forét de Mervent. Il appartenait 4 un de mes collégues du Lycée de Poi- tiers qui spontanément m’avait offert d’aller y passer ma convalescence suite 4 une méchante pneumonie qui avait gaché mes vacances d’été. Nous étions fin septembre. Les arbres étaient enveloppés d’un feuillage somptueux. J’aimais ces teintes d’automne qui m’inclinaient a la réve- rie. En vérité je me sentais tout a fait guéri, mais je m’abandonnais a cette sorte de douce nonchalance qui apaise la longue fatigue du corps trop brutalement agressé par la maladie. Et voila, tout a-coup, cette lettre douloureuse qui troublait mes pensées, agitait mon esprit. Je demeurais longtemps prostré. Les images, les sou- venirs se bousculaient dans ma téte. Depuis mes plus lointains souvenir, Eric faisait partie de ma vie. Nous avions le méme age. Entre nos deux familles d’excellentes relations existaient. Les propriétés jouxtaient. Nos consciences s’étaient ouvertes au monde en méme temps, et nous avions lun pour I’autre un attachement aussi instinctif que celui des jumeaux, Plus peut-étre par une certaine connivence intellectuelle; nos discussions passionnées; des utopies partagées. L’éradication de la peste nazie avait stimulé notre espoir d’un monde meilleur. Trés vite ce fut le désenchan- tement : Les infamies politique I’horreur économique assombrirent trés vite notre enthousiasme. Je réagis par une attitude cynique. Eric était plus vulnérable. Incapable d’abandonner ses réves. Il sombra dans une dange- reuse mélancolie. Les massacres de Sétif lui furent insupportables. II s’embarqua peu aprés pour Alger. Une folie! Qu’espérait-il découvrir! Pour quelle bataille perdue voulait-il combattre! Nous correspondimes pendant quelque temps. Je tentais de le persuader d’abandonner je ne sais quelle dérisoire recherche. Un moment, je crus discerner dans ces lettres un certain apaisement, mais l’écriture était fébrile, tremblée. Et ce fut le silence suivi aprés plusieurs mois d’un mot trés bref : « je pars pour le sud. Tout va bien. Je t’écrirai plus tard, longuement. Je t’embrasse. Eric. » Cela m’avait inquiété. Maintenant toutes ces images, tous ces souvenirs se bousculaient dans ma téte. Je cherchais vainement un fil conducteur au comportement d’Eric. N’avait-il jamais compris que sa quéte d’absolu, insensée, recelait un danger. Cette idée, dont je prenais soudain cons- cience, me surprit, me serra la poitrine : et s’il y avait chez lui une pul- sion suicidaire dont il n’aurait méme pas eu conscience ! (a suivre ) Gabriel Sévy, Port-Alberni (C.-B.) 21