LA CONNAISSANCE DE L’AUTRE: LES FRANCOPHONES ET LES LANGUES ET SOCIETES AMERINDIENNES DU PACIFIQUE NORD OUEST 1786-1984 par Guy P. BUCHHOLTZER, U.A. 1026 A. CONSIDERATIONS GENERALES. La révélation de l’Amérique, de ses habitants, de sa “sauvagerie ”; de son immensité enfin, est a l’origine de la production de nombreux écrits, tant dans les domaines de histoire, de la politique, de l'aventure, de la littérature et de la philosophie que dans celui de disciplines relevant des sciences humaines et sociales. La rencontre des Européens avec les Amérindiens, dont certains avaient édifié de puissantes et brillantes civilisations (1), a produit un véritable choc sur la conscience occidentale—comme le rapportait déja Christophe Colomb (2) tout au début de la “découverte” des Amériques (3). La portée de cette rencontre s’est prolongée jusqu’a nos jours ot la connaissance de I’ “autre” (les Indiens en l’occurrence) passe souvent par un savoir en voie de se constituer—comme c'est le cas, par exemple, dans les sciences sociales. Ce savoir sur “l’autre” met souvent a jour les propres cheminements et soubassements de la pensée occidentale. L’histoire de cette production de textes—qu’on peut ainsi rapprocher de celle des idéologies dont ils sont les pro- duits—constitue un domaine de rechetche actuellement en plein essor. Mais sur la céte du Pacifique Nord Ouest, ce travail de défricha- ge historique vient seulement de commencer. Pour le moment, cette recherche concerne surtout des textes d'origine anglo-saxonne; de ce fait elle ne donne pas beaucoup d’importance aux textes de langue francaise, espagnole, russe ou allemande dont l’apport est a bien des égards considérable. A la décharge des auteurs de langue anglaise, il faut toutefois préciser que les sources non-anglophones sont trés dispersées et d’un acces souvent difficile. Le but de cet article est de brosser un tout premier tableau de la contribution francophone a la connaissance des langues et des sociétés amérindiennes du Pacifique Nord Ouest. Du fait de l’espace limité, jesquisserai plut6t une courte description du cadre historique de cette production tout en invitant le lecteur intéressé 4 en prendre une connaissance plus détaillée dans un ouvrage publié ailleurs (4). Tout le monde s’accorde sur le fait que la connaissance du monde, son appréhension a travers une langue donnée, est souvent tributaire de cette derniere. Chaque langue posséde en effet son propre univers symbolique, sa maniére a elle de saisir les notions de temps, d’espace, de relation. Bien qu’on puisse traduire une langue dans une autre, les-différences entre elles —au niveau conceptuel ou sémantique, par exemple—restent suffisamment grandes pour qu’il soit nécessaire de les prendre en considération, ne serait-ce que par objectivité, dans lévaluation des différentes descriptions d’une méme et unique réalité sociale et culturelle. Dans le cas présent il s’agit de la réalité des Indiens du Pacifique Nord Ouest telle que décrite par des Francais, des Anglais, des Américains et des Canadiens par exemple—chacun deux produisant tant soit peu sa propre anthropologie. On peut penser ainsi a une hypothése de Whorf (5) qui serait élargie a la dimension de la production méme du savoir. Ainsi, la notion de pouvoir n’est-elle pas la méme dans une société africaine, amérindienne ou européenne: la description qui peut en étre donnée différe non seulement selon les individus qui 26 produisent cette description, mais aussi selon la langue puisque celle- ci recouvre, comme on |’a vu, tout un ensemble de notions culturelles, de concepts, de perceptions symboliques et politiques qui lui sont propres et qui sont les produits de sa propre histoire. Mais alors qu’il existe des anthropologies frangaise, anglaise et américaine, il est crucial de considérer également les points d’accord sur lesquels elles se réunissent. A cet égard, l’analyse des textes francophones contribuant a la connaissance des langues et des sociétés amérindiennes de la céte nord-ouest du Pacifique s’avére d'une importance particuliére. Par contribution francophone nous enten- dons toute production de savoir élaborée en langue frangaise ou par des auteurs de langue francaise ou encore se placgant dans un champ culturel francophone. B. QUI SONT LES INDIENS DU PACIFIQUE , . NORD OUEST? aa) Les peuples amérindiens du Pacifique Nord Ouest forment une entité socio-culturelle bien a part du reste des Amériques indigénes. Leur aire culturelle s’étend sur plus de trois mille kilométres, de l’Alaska jusqu’aux cétes de l'Orégon. Leur présence dans la région date depuis plus de 8000 ans. Prises dans leur ensemble, ces sociétés qui se différencient entre elles par la langue (on en dénombre plus d'une vingtaine, rien qu’en Colombie Britannique) et certaines attributions socio-culturelles et artistiques, forment une civilisation basée sur les ressources de la mer (ici point d’agriculture, mais on “cultivait” littéralement la mer trés riche en saumons, baleines, etc. ) et de la forét (importance du cédre; cueillette de baies sauvages). Alors que les différences linguistiques demeurent importantes, ces sociétés partagent entre elles les mémes ressources naturelles, un méme environnement et des types d’habitat et une culture mateérielle souvent similaires. L’ensemble des rituels et des cérémonies (le potlatch par exemple) et un univers mythologique d’une extra- ordinaire richesse associés 4 une production artistique d'inspiration souvent commune, ont tissé tout un réseau socio-culturel entre ces différentes communautés réparties sur un immense espace géo- graphique (6). Les principales régions culturelles amérindiennes du Pacifique Nord Ouest sont, du Nord au Sud (voir carte linguistique ci-jointe): 1. Les Tlingit: on les trouve de Yakutat jusqu’au Cap Fox. Leur langue s’apparente aux langues athapaskanes. 2. Les Haida: ils habitent les iles de la Reine Charlotte et les iles adjacentes, en Alaska. 3. Les Tsimshian: vivent sur la céte continentale, a la hauteur des iles de la Reine Charlotte. 4. Les Wakashan se divisent en groupes linguistiques Kwakwaka’- wakw (Kwakiutl) et Nuuchahnulth (Nootka). 5. Les Salish (de la cote et de l’intérieur). Chacun de ces groupes se subdivise a son tour en groupes et sous-groupes linguistiques distincts. Sur le plan des réalisations artistiques, on peut constater, au-dela des emprunts et influences Le chronographe Volume III no. 1-2, Printemps-Eté 1986