8 Le Soleil de Colombie, Vendredi 9 Septembre 1977 AUX EDITIONS VICTOR-LEVY BEAULIEU: L’homme le plus fort du monde par Ben WEIDER Chapitre IV La vie a Lowell Et avant que le contremaitre n’ouvrit la houche. Louis Cyr s’‘approcha @’vn pas-assuré d’une grosse balle de coton que trois hommes verzient pé4niblement de placer dans un eoin. Devant tant d’audace, le econtremaitre sourit: Ces “Frenchies” ne dou- taient de rien, les jennes comme les vieux! Sen sourire ne dura pas. Sans méme prendre la peine “de déboutorrer sa veste. le gros joufflu s’était eccroupi prés de la balle brune, ficelée de cordages corme un réti. " colla sa poitrine contre Je fardeau, ses mains s’agrippérent 4 la corde, puis il evt un imperceptible mouvement de reins: le contre- maitre n’en croyait pas ses yeux; la balle de 250 livres venait de quitter le sol; elle était mainte- nue en équilibre sur Ja grosse poitrine dv gamin UL’instant d’aprés, Lovis se redressait, tenant toujours |’énorme charge serrée contre sa poitrine. comme s'il portait vn gros eoussin. — Ov vovlez-vons que je la métte, monsieur? Dans ce coin? et il se diriges 4 l'autre bout de la piéce. Ov dens l'autre peut- &étre? Sa voix résonnait. claire et nette, sans aucun signe d’essouf- flerent. —Je ferais mieux de la laisser ot elle était, dit-il enfin, en rarrenant la halle de coton a la place ot il avait prise Ses yevx bleus brillaient de malice; ses houcles blondes n’a- vaient pas été dérangéees. Le contremaitre écarquillait les yeux, ses bras hallaient, sa machoire pendait. 1) n’arrivait _pas acroire ce qu'il venait de voir. Monsievr Cvr Pére rayon- nait: Qu’importe que Louis ne soit pas engagé; Ja femme et les autres serort heureux d’écouter ce qui s'est passé... Louis ne dovtait pas de lissue; il avait raison. —Iaccore, je le prends, dit le contremaitre. Mais 18 ans, c’est un peu jeune! Vai peur d’avoir des ennuis avee mon boss. Louis né répondit. rien. Ce n’était pas le moment. de démen- tir. “Tu savras touioirs trop tét, se dit-il, qve je n’ai que quinze ans!” Le lundi suivant Louis se présentait a l'usine Ul devait y rester un pev moins d’un an. Au” début, ce travail l’amusa. Com- me sur. les chantiers ou a la ferme, il abattit une besogne énorme. I] donnait Vimpression d’étre placide et nonchalant et en fait, tovte.sa vie. il détesta Veffort invtile. Mais lorsqu’il s’agissait de travailler. il avait un coeur de lion. ™ abordait chaque travzil comme un combat “contre la charge, contre l'heure, — contre n’importe quoi Tout ce qu’on lui confizit, i] le faisait au mieux et av plus vite Mais son caractére n’était pas toujours apprécié par ses patrons. C’est qu’il se passait un phénoméne curieux. Si Louis était doux, placide et complaisant.. il était loin d’étre indifférent. 4 Vadmira- tion et avy compliments. Il aimait exceller en toutes choses. Tout petit encore, il avait été frappé par le sens théatral du forgeron de Saint-Cvprien, Tru- deau. Celvi-ci ne manquait ja- mais une occasion de mettre en valeur sa force et ses propor- tions superbes. Quand il for- geait, il se placait de facon a ce que la flamme rougeoyante de Yatre Véclairat de face. par en dessous, accentuant le relief déja monstrueux de sa musculature. Il avait disposé son enclume de facon a étre vu des passants.Il avait étudié chague geste, cha- que mouvement. G’était, un véri- table spectacle que de le voir taper sur ur fer porté au rouge, tirer sur un soufflet de forge, ou méme s’essvyer le front. ruisse- lant de suerr, d’un large geste de son avant-hras gauche. Et quand il saisissait le fer terminé avec les longues pinces et qu'il allait le tremper dans le baquet d'eau d’ov jaillissait un nuage de vapeur, il donnait Vimpression d’accomplir un rite dédié au culte de la force. Tout ceci avait profondément mwarqué I ovis Cyr, et trés jeune notre ami s’‘inquiéta du cdté spectacle de ses exploits. Cela devait beaveoup le servir dans sa carriére de montreur de tours, mais comport ait de graves inconvénierts pour ses emplo- yeurs, prircipelement. 4 lusine textile. Certes, Lovis faisait. son tra- vail vite et hien. mais il ne péchait pas par excés de discré- tion. Lorsqv’il avait des piéces de tissu 4 transporter il s’arran- geait pour er prendre une telle quantité qve chaenn en béat d’admiration. Autour de lui, ouvriers et ouvriéres s’arré- taient de traveiller pour l’admi- rer, ce quir’était pas du gout des contremeitres. L’age de Louis était égale- ment un obstacle A son avance- ment. D’autre part. il rendait de tels services dans Je transport des objets lourds que ses pa- trons n’envisageaient pas de laugmenter. Durant tovt son séjour a l'usine et bien qu’il se fut montré vif, intelligent, fort et capable, il conserva un emploi subalterne. Bientét ses exploits eréérent de telles perturbations dans lusine qu’a son grand regret la direction le fit venir et lui demanda de ne plus s’occuper que du nettoyage des locaux. Louis se sovmit en apparence, mais a partir de ce moment, sa décision fvt prise: On était a la veille du printemps il avait la nostalgie de Je terre: il allait se chercher dv travail dans une ferme. Cette fois i] ent beaucoup - moins de peine @ se easer chez un fermier qu'il r’en avait, eu pour l'usine. Une fois encore sa prodi- gieuse force physique devait lui faciliter les choses Elle lui permit de se placer dans les environs immédiats de la petite ville, ce qui avait des avantages multiples. I] y evait hien entendu la famille dont il n’était pas séparé; l’entretien de ses che- veux blonds et honelés par sa mére était essuré. Ul pouvait continuer 4 prendre des lecons de violon, et surtont, — chose qui lintéressait heaucoup — il - me er ee ner ee ee ee ee er ne ae eee oe er ree pourrait venir danser 4 Lowell en fin de semaine. Car notre Louis, qui avait maintenant 16 ans, mais qui en paraissait pas loin de 20, commencait, 4 s’inté- resser vivement aux jeunes fil- les. Gai, intelligent. avant le don de la parole, danseur d’une souplesse et @’une légéreté éton- nantes, jovissant d'un grand respect auprés des autres gar- cons a cavse de son extraor- dinaire force physique que l’on commencait @ connaitre, notre Canadien était en passe de devenir la coqueluche des demoi- selles de Lowell. Mais voyors comment Louis Cyr trouva de l’embauche dans l'une des fermes les plus rappro- chées de la ville qui appartenait aun brave homme. Dan Bawdy. Lorsque I.ouis parla pour la premiére fois 4 sa mére de retourner dans une ferme, elle en fut trés hevrense Elle avait noté l'intérét que son fils portait a la danse et commencait a s‘inquiéter de voir des demoisel- les venir se promener devant leur maisor en conlant dans sa direction des coups 4’oeil fausse- ment indifférents. Le fait que la ferme se trovvait aux portes de la ville la décvt, mais d'un autre cété elle gardait son fils et l'un corpensait bien Vauitre. Lorsque I.ovis Cyr se présen- ta ala ferme de Dan Bawdy, il était bien décidé 4 mettre tout en oeuvre pour étre embauché. Il avait longuement. cherché dans toutes les directions et aucune des propriétés qu'il avait -apercues ne lui plaisait autant que celle-la. I] s’était renseigné sur son propri¢étaire et avait appris qu'il s’agissait d'un hom- me bourru, presque rude, mais juste et bor. Jonissint d’une excellente réputation et d’une relative aisance, Dan était un bon pére de famille. C’était un travailleur infatigable, trés grand de taille, mais sec et avec un visage comme faillé a coups de serpe. La premiére impression que lui fit Louis Cyr fut mauvaise. Il se méfia du gros garcon joufflu, aux boucles arrangées. Ce n’é- tait pas encore Je temps des gros travaux, mais on commengait a avoir besoin de monde 4a la ferme. Devant l’insistance de Louis, le fermier eut une idée “Je vais lui donner un dur travail a faire, se dit-i]. S’il s’en tire, je le prends; aprés tout. i] a besoin -de travailler, cela se sent”! ~—Commert t’appelles-tu? de- manda-t-i] av Canadien. —Louis Cyr. —Fh bien! Louis, je serai franc avec toi. Je ne pene pas que le travail gue j ai a faire te convien- ne; mais tu peux-essayer. Viens avec moi. Et d’un pas décidé il se dirigea vers la grange. Louis suivit. Ayant contourné Je hatiment, ils se trouvérent en présence d’un grand tas de briques qui avaient | été versées en vrac. —-Fcoute-moai hien. dit Dan. Tu vois ces briques: i] faut les charger dans ce tombereau. Tu as une heure pour le faire. Dans une heure le cheval va rentrer, tu le dételleras puis tu lattelle- _ Louis Cyr et sa femme Mélina, dans les premiers temps de leur mariage, en tenue de cirque. ras au tombereau: tu emmeéne- ras le tout prés du puits que tu vois la-bas au fond du pré; tu déchargeras tes briques et tu rameéneras la voiture U faut que tout soit fini avant ce soir. Tu as une demi-journée pour le faire. Je te paierai pour ce travail de toutes facons.. faire dans les délais nous ver- rons si j'ai vne place pour toi. Et sans ajovter un seul mot, le grand Dan Rawdvy tourna les talons et reprit son travail de réparation de Ja cléiure. Au bout de quelques minutes. le remords le prit: “Je crois que 7’ai été trop exigeant, se dit-il Qui sait si moi-méme je serais capable de faire ce travail aussi vite? Enfin, je tiendrai compte de cela”! Pendant ce temps. Louis s’é- tait mis a J’ouvrage Tl avait enlevé sa veste, retroussé ses manches et attaqué le travail. Sa lenteur et’sa mollesse étaient vraiment un trompeloeil; il était d’une rare adresse avec ses mains et avait un véritable don pour trouver des moyens de faciliter tovt travail entrepris. Comme la charrette était assez loin du tas de hriques et qu’on ne pouvait pas l’approcher par suite des rigoles d’évacuation de pu- _ rin, il fallait porter les briques sur une quinzaine de pas. —Cela m’arrange bien, pensa Louis. Fn effet, sa force prodi- gieuse lui permit d’en porter a chaque voyage quatre fois plus qu’un homme normal n’aurait fait. Tant et si bien qu’une demi-heure aprés, Je chargement était terminé. ' Pendant ce temps le fermier terminait sa cléture Tout a coup il entendit des hurlements sau- vages, Il se redressa surpris et vit arriver criant. hurlant et brandissant leurs bras la horde des enfants. I] comprit, tout de suite que l’eycitation 4tait gran- de mais qv’il n’v avait rien de grave. Il y avait les siens et aussi les enfants de tous Jes voisins. “Quel novveav jeu ont.ils inven- té”? se demando-t il ee er ey Si tu réussis a le | b . ; H a i 4 — Frenchy... Frenchy... Fren- chy... comprit-il. Bawdy evt un coup au coeur. “J’aurais jamais df !ui confier un_ travail aussi difficile” se dit-il. “Il s’y est mal] priset. adi se faire mal”. Ce qui Je surprit cependant, c'est que les enfants n’avaient pas du tout lair effra- yés. Plantant }8 sa cldture, il se précipita vers la grange qu'il contourna av pas de course et 1a s'arréta comme pétrifié. Les enfants l’'avaient resoint et len- touraient er silence Le spectacle était peu banal. On comprereit facilement et létonnemert de Dan et lémo- tion de la marmaille Voici ce cui s’Atarit’ passé: ayant chargé Je charrette, Louis s’assit sur vre souche et. s’essuya le front et le econ C'est bien dommage, pensa?t i! j'ai une demi-heure # attendre au moins”. I] jet? un coun d’oeil de regret ala cherrette pleine et eut une idéec. “Pourquoi ne tirerais-je pes moi m4me la voi- ture jusqu’av puits”? Pour lui, ervisager e'était déja entreprerere. J.e harnais du cheval était J3. Tu’aiuster aux épaules ne frt qu'un jeu d’en- fant; enlever les hriques qui calaient les rones en fut un autre, et voilé route. C’est devart ce spectacle peu ordinaire qve les enfants se pitérent dans Jes iambes du fermier. Celvi-ci n’en eroyait pas ses yeux. I invraisemblable gros bébé joufflv, pench4 sous l'ef- . fort, arrivait au hut Fait, encore plus remarcvehle 1 lieu de _contourner le mamelon qui se trouvait entre la grange et le. puits, il avait tranquillement gravi la pente avee son énorme charge et l’avait ensuite dévalée en retenanrt le charrette, arc-- bouté dans les hraneards. Cela passait l’imagination A SUIVRE notre Louis en hee \ Sect