Le Moustique Monologue Le ciel est bleu ! Je m'arréte un instant de déplacer les caisses qui me paraissent bien lourdes pour contenir, me semble-t-il, bien plus de poussiére que de choses intéressantes. Les poings sur les hanches, je léve les épaules vers l'arriére pour étirer ce dos qui me pése. Je respire profondément. Il fait beau, il fait bon. L'air frais a encore des senteurs de neige fondante. Mais il y a autre chose. On sent également l'odeur acide de la végétation mélée de terre grasse, peut-étre aussi le parfum subtil des premieres fleurs printaniéres. A part quelques primevéres aux couleurs vives, le jardin est surtout marqué par les bralures sombres de l'hiver. Ecorce noire, sol dissimulé sous le résidu fermenté des feuilles brunes appartenant a un automne déja oublié. Ce jardin a trop d'ombre. Chez le voisin, le forsythia est déja en fleur et les parterres sont parcourus de perce-neige et de crocus. Cela sent le printemps, bien qu'il soit t6t encore dans l'année, et il est vrai que le ciel est bleu. Un bleu céruléen ! Non, peut-étre pas. I] est encore assez palot avec ses vagues trainées de cirrus, la, trés haut dans le firmament. Mais pas livide comme le visage du voisin qui vient d'effectuer une de ses premiéres sorties et, depuis, n'arréte pas de ratisser la terre au pied de ses pousses de tulipes, vertes et fieres comme des asperges. Le soleil perce entre les branches dénudées des grands saules et éclabousse de joie Page 6 .........086 Volume 3 - 3° édition Mars 2000 les bourgeons replets, prés d'éclater. Une caisse encore a trier et a la prochaine vente de jardin, on se sera enfin débarrassé d'un fatras de choses inutiles qui encombraient le soubassement. Qu'est-ce encore que cette vielle enveloppe ? Bon sang, mais c'est un vieux machin qui date encore du temps ou je collectionnais les timbres. Connaissant ma marotte, je recevais de vieilles enveloppes que l'on m'envoyait de partout. Souvent des fonds de greniers que l'on vidait une matinée de printemps comme aujourd'hui. Celle-ci, d'apparence peu attrayante, semble bien particuliére. Elle n'est méme pas timbrée. Par contre, elle est couverte de cachets, inscriptions et ratures de toutes sortes et de toutes les couleurs. En excellent état, elle est parfaitement lisible et elle est effectivement trés ancienne. Une écriture a la ronde l'adresse, le 31 mai 1917, a un certain "Emanuel Lecas". Un seul "m" ; oui, j'ai bien lu. Un petit collant blanc indique que la lettre a été recommandée au départ d'Udjidji. Bon sang ! Udjidji est un petit village sur la rive est du lac Tanganyika a la frontiére entre le Congo et la Tanzanie. Mais un village célébre tout de méme, Stanley y a retrouvé, en 1871, l'explorateur Livingstone que l'on croyait perdu au coeur de l'Afrique. Par contre, la lettre, elle, n'a apparemment jamais trouvé son destinataire. Envoyée a Tabora, l'adresse est biffée d'un trait rouge puis l'enveloppe est renvoyée a Udjidji ou, a son tour, raturée de bleu, elle est retournée vers Tabora.