biformations internationales [Yougoslavie Ee ROGER DUHAMEL, le Dans la 80e année de son age. le aréchal ‘Tito entreprend un autre rand voyage qui le menera en Ame- ‘anada.° De tous les éminents hom- mes d’Etat du dernier tiers de sieé- cle. il demeure le seul survivant; il est l'un de ces chenes qu'on abat- tra difficilement! Le regard clair, le sourire vil. le geste souple. Josip Broz affiche une forme physique éton- nante. il est l'image d'une vitalité in- estructible. Cette vigueur athlé- tique. il ‘a soigneusement entretenue ar la pratique de léquitation. de a natation. du tennis, de la chasse. arrés a la Goering. il donne a man- er aux canaris comme le faisait Pie XII. e partisan engagé Jamais le cliché de “fils de ses uvres” n‘aura-t-il été plus perti- nent. Rien ne parait en effet le des- tiner a faconner sa patrie yougosla- ve. Il est né a Klanietz. pres de Za- greb: son pere est un pauvre forge- ron et il devrait normalement a son tour exercer le meme meétier. Il n’en sera rien. Tout jeune, le futur Tito se révele un activiste. il se jet- dite frénétiquement dans la mélée so- ciale. Il lutte en Siberie et au Cau- le Lénine. Il complote. contre les souverains serbes et sa reputation d'agitateur communiste en fait I'hd- te régulier de plusieurs prisons eu- ropéennes. Il recrute des volontai- res pour l'armée rouge en Espagne let il prend personnellement part aux combats contre les troupes de Fran- co. : C'est a la faveur de la derniere guerre qu'il accede au pouvoir et a la légende. Pendant quatre années, loutre d’éliminer son rival nationa- liste. le colonel Mihailovitch, il ani- me les hordes partisanes contre les nvahisseurs hitleriens. Le conflit termine et la monarchie effondree. «est vers lui que se tourne d‘ins- tinct la patrie reconnaissante. Ce ‘hoix deja ancien.-elle ne l’a jamais remis en question. Tito mourra a la arre. e refus de servir La plus rude epreuve quil ait eu 4 surmonter et dou il a emerge vic- orieux et grandi se situe le 29 juin 1948. quand le Kominform a pronon- *é contre lui une excommunication ajeure. Cest le temps ot I'U.R.-, 3S. n'a pas encore fait l’expérience e linsolence chinoise et s imagine wil lui est aisé de briser les reins tout hérésiarque eventuel. Mal lui n prend: Tito nest pas une mau- jiette empressée a venir a résipis- ‘ence. Loin de se soumettre aux kases du Kremlin. il adapte a son ré les theses marxistes aux exigen- s particulieres de son pays. On rique et plus particulierement au — ‘il affectionne les uniformes cha- © I’ Académie canadienne-frangaise M. Bourassa et le maréchal Tito lors de leur rencontre A Québec la semaine derniére. : peut se demander ce qui se fut pro- duit si les Russes avaient invoqué la doctrine Brejnev qui devait, vingt ans plus tard. mettre abruptement un terme a Jillusoire puntems de Prague. Toute honte bue. ce sera plutot le tandem provisoire Kroucht- chev-Boulganine qui se rendra ami- calement a Belgrade en mai 1955, sans se faire accompagner des trou- pes sovietiques.... Le titisme était né. On se trompe- rait gravement en le définissant comme un retour au libéralisme. Tito demeure foncierement commu- niste, mais il n’accepte pas la tutel- “Je impérialiste dune puissance étrangere, il ‘repousse les canons trop rigides d'un systeme monolithi- que. Le rdle ingrat et économique- ment cotiteux de satellite repugne a sa fierté. Va pour la collectivisa- tion des moyens de production, a la condition qu'elle serve avant tout les intéréts des peuples yougoslaves. En politique internationale, Tito manifeste de la souplesse en préco- nisant le progres et la ‘réconcilia- tion. Libre de toute attache, nulle- ment lié a aucun bloc idéologique, il lui a été possible de prendre ces initiatives qui ont contribué a dimi- nuer les tensions. Le partisan est : devenu un homme d'Etat. Une constitution renouvelée Avant de s’effacer dans lhistoire, il a mis au point un projet auda- cieux et complexe. Au moment de sa réélection pour un sixieme mandat de cing ans a la. présidence, l'été der- nier, il a annoncé vingt amendements a la constitution qui sont de natu- re a modifier profondément la vie politique et économique de la You-.. goslavie. Le vieil homme redoute qu'une fois disparu, des clans s’en- tre-déchirent pour s’assurer les revenants-bon de sa_ succession. Afin d’empécher | établissement dune dictature centralisée et bu- reaucratique, il s’emploie a des- serrer l’etau, a meénager une res- piration plus naturelle aux diverses regions du pays. Il n'est pas inutile de connaitre les grandes lignes de cette orientation nouvelle. _Aujourd’hui, la Yougoslavie pos- ede un appareil collegial sous la forme d'un Conseil exécutif compose de vingt-deux membres, trois pour chacune des six-républiques et deux pour chacune des deux provinces. Le 23e membre, c'est de toute évi- dence Tito lui-méme, qui assume la présidence. Apres son depart, cette résidence sera dévolue tour a tour a chacune des rempion L’autori- té de ce Conseil supérieur s‘affir- me avec éclat par le fait qu'il est ha- bilité @ exercer le pouvoir par de- crets-lois chaque fois que le Parle- ment — ou Assemblée fédérale — ne parvient pas a tomber d’accord sur une piece dé législation. Un point a souligner fortement et qui est sirement original en Le dernier combat de Josip Broz territoire communiste. c’est- que la ligne de démarcation est nettement tracée entre le gouvernement et le parti. Le Parlement et le Cabinet demeurent responsables de leurs décisions politiques. Les ministres doivent répondre aux questions que leur posent les députés dans la sphere de leur juridiction adminis- trative. Ils ont également la faculté d'offrir leur démission sils_ esti- ment qu’ils ne sont plus en mesure de mener a bien leurs programmes. Les conflits traditionnels Fait encore plus important que cet assouplissement des institutions parlementaires, c’est le changement apporté aux rapports entre le pou- voir central, d'une part, et les ré publiques et provinces, d’autre: part. Belgrade cesse de dominer un pays ol coexistent trois langues offi- cielles, trois religions et deux al- phabets. Au nord, la Croatie (4,422,000 h.) et la Slovenie (1,725,000 h) ont vé cu pendant des siécles sous la monar- chie des Habsbourg. Au sud, la Ser- bie (5,241,000h,) le Monténégto (530,- 000 h.). la Macédoine (1,647,000 h.) et la Bosnie-Herzégovine (3,742,000 h.) ont fait partie de l’empire ottoman, longtemps I’homme malade de | Europe. L'affrontement se pro- duit surtout entre les Serbes qui souhaitent un régime unitaire et les Croates qui réclament, a défaut du reve chimérique de l'indépendance, une tres large autonomie. Des dis- ités économiques ajoutent a "impatience de la population. Les habitants du sud sont en général des paysans pauvres, cependant que les régions plus fortunées du nord re- prochent au gouvernement central de transformer leurs impdts en pres- tations a leur compatriotes défa- - vorisés. La constitution renouvelée pré voit une plus grande liberté de gouvernement pour les différentes pieces de la mosdique yougosla- ve. Bien entendu, le gouvernement central détient une autorite exclu- sive pour tout ce qui concerne les affaires étrangeres, la défen- se militaire, la sécurité intérieu- re, la monnaie, les échanges com- merciaux entre les régions du territoire. En revanche, les répu- bliques et les provinces demeurent maitresses absolues de 1’ éducation, de la santé, de habitation, etc. L’économie en général est censee sappuyer davantage sur Tinitia- tive individuelle et compter beau- coup moins qu'auparavant sur l’in- jection des subsides de I’Etat. Pari grandiose et fragile Le projet ne manque pas de har- diesse, il révéle surtout la volonteé dun homme de prévenir dans la mesure du possible le jeu des am- bitions rivales qui intervient sou- vent au depart d’une grande figure autoritaire et respectee. Cest un redoutable pari et nul ne saurai prédire sil sera tenu. Les cha mailles locales plongent loin leurs racines‘en Yougoslavie, un rassem blement quelque peu artificiel. L Croates catholiques et les Serb orthodoxes sont des adversaire: séculaires. Les premiers se plai+ gnent aussi volontiers que les re; venus quils tirent de leur indus; trie touristique — la cdte dalmate jouit d’un prestige entieremen justifié — servent surtout a faire vivre le reste du pays. : Dans son ensemble, léconomi mixte — un dosage subtil de profi capitaliste 4 linterieur d’une struc- ture collectiviste — se situe quel- que part entre la robustesse et I’a- némie. Elle souffre surtout d'une} poussée inflationnaire, ce mal assez équitablement répandu dans le mon- de contemporain. Un gel partiel des prix et des salaires n’a pas empé- ché le cotit de la vie de grimper a un rythme annuel avoisinant 14 pour - cent. Le déficit de la balance com- merciale s’établit a $1,200,000,000 et le produit national brut ne dé passe guere-les 14 milliards. D’au- tre part, les touristes dépensent chaque année dans le pays environ - $400 millions et une somme équi- valente provient des travailleurs yougoslaves qui s’embauchent dans des pays limitrophes ot le choma- ge nexiste a peu pres pas et qui font paren régulierement a leurs familles une partie de leurs gains... Dans un discours prononce il y a quelques semanes, le maréchal Tito disait: “‘Les journaux écri- vent ‘qu’aussi longtemps que Tito sera la, il parviendra de quelque facon a maintenir le pays ensemble, mais quand:il s’en ira, ce sera |’é- clatement. Quelle triste perspecti- ve si tout dépend d’un seul homme!”’ C’est la demonstration de sa sa- gesse et de sa hauteur de vues de lavoir compris et d’employer ses derniers efforts a consolider son oeuvre en vue d’éviter la catas- trophe. I} doit conjurer deux perils, l'un intérieur, les haines anciennes et réciproques des groupes natio- naux, l'autre extérieur, menace des Russes de plus en plus dési- reux de s’établir fermement en Eu- rope orientale, surtout depuis qu’ils craignent le rapprochement ou la collusion de la Chine et des Etats- Unis. L'expérience est a suivre de pres du fait qu'elle cherche a innover dans un domaine ow les tentatives les plus variées n'ont procure au cours des ages que de pietres résul- tats. Il n’existe a vrai dire aucune formule magique. Les hommes. ne cessent de s'empétrer dans leurs essais de mieux-étre collectif. Cest malgré tout leur grandeur de ne pas perdre coeur, de ne pas succomber au découragement. XVI, LE SOLEIL, 12 NOVEMBRE 1971