Le Moustique Ma mére, par exemple, paraissait toujours extrémement solide dans son argumentation et m’emplissait d'un respect un peu craintif. Elle connaissait par coeur la liste sans fin de tout ce que je n’avais pas le droit de faire et savait, au premier regard, quand je lavais fait. Si javais commis une bévue, ce qui mest arrivé tout de méme un certain nombre de fois, elle démolissait avec une assurance incroyable les plus solides des arguments que je faisais valoir afin de me justifier. J’étais a la fois sidéré et dépité par mon manque de répartie. Je me sentais totalement impuissant devant une _ telle assurance. C’est que, trés jeune déja, javais la certitude que rien n’était vraiment certain ou définitif. A vrai dire, je n’avais pas cette conviction profonde qui laisse deviner dans le comportement d’un bambin l’étre exceptionnel qu'il deviendra plus tard. C’est-a-dire un de ceux qu’on identifie aux grands gagnants, aux courageux partisans, aux valeureux conquérants, aux terribles tyrans. Si l'on pouvait retrouver un jour les carnets qu’enfant je noircissais de toutes mes expériences, de toutes mes impressions, on y lirait, entre autres radotages : « Comment peut-on prétendre que l’on a raison, alors que tout indique qu’on ne sait pas grand-chose » ou encore « Je ne suis pas assez intelligent pour prendre pleinement conscience de mon ignorance ». A présent, j'ai heureusement beaucoup changé. J'ai gagné en assurance et j’écrirais plutét: « Je suis assez intelligent pour me rendre compte que je ne le suis pas trop ». Autrement dit, je nai trouvé aucune de ces personnes tres sympathiques. Tous ont bu force cocas sans un seul regard pour les crabes. Ils ne pouvaient pas étre certains que ces animaux, ne provenant pas de conserves, puissent satisfaire aux conditions les plus élémentaires de salubrité. J'ai eu alors l'impression qu’on avait beau couper les arbres par ici, la jungle, aussitét, se remettait a Volume 5 - 12e Edition pousser ailleurs. Du coup, il a recom- mencé a pleuvoir de plus belle. Le ciel est devenu aussi sinistre que mes pensées. On n’a rien vu de toute la traversée du lac Nitinat. Vingt-quatre kilométres de vent et de pluie glagante. Le brouillard opaque et blafard apportait la seule clarté a ce jour totalement assombri par la masse d’eau qui nous tombait, rageuse, d’un ciel presque noir. Malachan, le village indien au Nord du lac Nitinat, n’a de vraiment beau que la nature qui l’entoure. C’est un tout petit village de péche avec quelques maisons de bois et un unique totem. Il est long, il est gracile, il parait émacié et livide avec son bois délavé qui lui donne un teint cendreux. A I'origine, je ne crois pas que les Nuu-chah-nulths taillaient de nombreux totems a la maniére des Haidas et des Kwakwaka’wakw. Ces types. de figurations, devenus si célébres de par le monde, étaient beaucoup plus nombreux dans les anciens villages au Nord et a l'Est du pays des Nootkas. Ces derniers préféraient créer de grandes représentations anthropomorphes dont les bras mobiles peuvent étre tendus vers l’avant en signe de bienvenue. Serait-ce l'engouement du public pour les idoles longilignes qui les auraient poussés a imiter leurs voisins ? Ici, a la base du totem, ils ont représenté un cétacé dressé sur le nez qui rappelle cette tradition de la chasse a la baleine si spécifique aux Nuu-chah-nulths. Au- dessus, il y a un loup sans doute qui mord la queue du monstre marin. Puis, tout en haut, un aigle perché ou, plutdt, un faucon. Je ne me risque pas d’en interpréter la symbolique. De l'avis méme des locaux, un totem peut exprimer beaucoup de choses trés différentes. Il peut s’agir d’une certaine forme d’héraldique par laquelle la lignée d’une famille, d’un clan ou de toute une tribu est exprimée symboliquement, ou bien correspondre a la figuration d’un épisode mythologique ou encore, plus simplement, d’un événement récent. Dans certains cas, le totem ne représente qu'une seule _ entité, humaine ou animale. Celle-ci est alors lactrice d'une de ces _histoires anciennes ou récentes. Le totem souvent affiche des régles et des ISSN 1496-8304 Décembre 2002 interdits sociaux, mais aussi, dans le cas des totems les plus récents, il peut n’exprimer que les états d’esprit de artiste en cours de _ création. Autrement dit, a vouloir le décrypter, j'aurais toutes les chances de raconter des bétises. Un peu plus loin, sous une charpente en cédre, on a la surprise de voir un vieux canon de marine qui, apparemment, aurait échoué sur une plage du cdté de Whyac. C’est trés surprenant, car cette piéce d’artillerie parait trés vieille. Avec un canon a ame lisse, trés court, reposant sur un petit affit dont les roues sont de plein bois, cette piéce parait bien plus ancienne que les canons qu’on pouvait imaginer a bord des voiliers Discovery et Resolution commandés par le capitaine Cook en 1778 ou méme du_ Santiago, vaisseau espagnol qui les avait précédés quatre ans plus tét. Les Nuu-chah-nulth racontent qu’un vaisseau les aurait visités bien longtemps avant Cook. Faudrait-il croire que ce canon soit tombé du Golden Hinde, un galion commandé par Francis Drake lui- méme? On a, en effet, suggéré qu’aux environs de 1580, c’est-a-dire deux cents ans plus tét que Cook, ce’ pirate ou corsaire ennobli_ serait remonté le long de ce qu'il appelait alors la Nouvelle Albion et ce, jusqu’a lemplacement de Vancouver. Peut- 6tre plus au Nord encore. Cette arme serait-elle aussi ancienne ? Difficile a dire, car du seiziéme au dix-huitieme siécle les techniques liées a l’artillerie n'ont pas progressé beaucoup et je suis incapable de donner un age a ce court canon rongé par la mer. Enfin, on peut réver! En tous les cas, il est certain que les Vikings, quant a eux, ne sont jamais passés par ici et, n’en déplaise a Joseph Smith, la septiéme tribu d’lsraél n’a certainement pas erré dans le coin. Aprés la visite du village, en attendant, le bus qui nous raménera a Victoria, nos nous offrons le troisiéme hambourgeois depuis la fin de notre périple. Il n’a déja plus le godt du premier. C’est comme la douche ce matin, elle n’était plus aussi magique, aussi merveilleusement bienfaisante que celle d’hier soir quand j’étais encore cette statue de crasse et de