Le Moustique adhérence au sol et je m’abime, en contre-bas, dans les herbes hautes qui bordent le chenal de Nitinat, en un endroit ot tes racines barbotent dans une boue liquide a la limite entre la terre et le monde marin. Et cela, 4 quelques pas d'une plate-forme flottante sur laquelle _s'affairent quelques Indiens surpris par mon intervention. Je le concéde, ce n’était pas une maniére trés glorieuse de terminer ce périple. Mais aussi, je serais arrivé a destination propre et frais que je n’aurais pas été aussi convaincant. Il est difficile de faire croire aux gens que vous avez connu une aventure périlleuse alors que vous &tes tiré a quatre épingles. Encore dans les années cinquante, allait-on voir des films ou le jeune premier, sous le regard énamouré d’une beauté alanguie, plongeait de sa barque dans un lac des plus romantiques et en ressortait toujours remarquablement peigné. De nos jours, nous vivons dans un monde réaliste ou, dans les films, le héros ne meurt plus dans les plis du drapeau, avec tout le savoir-vivre du monde, mais se fait hacher menu, devant nos yeux blasés, avec force de détail et de sang coulé. Dans létat ol je me trouve a présent, je paraitrai sans doute plus crédible. Dommage qu'il y ait eu des témoins a cet incident et que ces derniers soient des Ditidaths, apparemment pleins d’humour, qui se bidonnent a qui mieux mieux en me montrant du doigt. La, je suis tombé face contre terre et l’'ai perdue par la méme occasion. C’est donc en position de totale infériorité que je négocie notre rapatriement vers le nord du lac Nitinat, ol passe la route qui doit nous ramener a Port Renfrew, puis a Victoria. Rien n’y fait, nous devons attendre la fin de la journée pour que le canot, qui pour l'instant fait office de traversier, ne se transforme alors en canot-balai pour ceux qui décident d’abandonner le sentier. 8 Volume 5 - 11¢ Edition Je sens la honte me monter au visage, car I’'Indien m’a dévisagé un bon moment, alors que, tout trempé, boueux et crotté, j’attendais une réponse, et a laissé tomber ce verdict avec décidément beaucoup trop de commisération. Vais-je trouver cette réponse cinglante qui va me Sauver la face — face qui apparait étre également couverte de boue —, mais ma fille me tire par le pan de {a veste, celui-la seul a ne pas &tre trop sale, et me montre une énorme pile de crabes fraichement péchés que de jeunes Indiens viennent de verser sur le ponton. Ils sont gros, ils sont appétissants! Tant pis pour Phonneur, je fais volte-face : je veux bien attendre quelques heures humiliantes si c'est pour manger de ces monstres délicieux. _ Les Anglais appelient « Dungeness crab» cette espéce que l’on trouve en quantité sur la céte est du Pacifique, des Iles aléoutiennes €@ Mexico. Il n'a apparemment pas de nom en frangais. Son nom en latin nous permettrait d’en faire «le maitre crabe », Cancer magister. C’est un nom qui lui convient: il a un goit délicieux. — La, tu te goures complétement ! I! a déja un nom frangais et méme plusieurs : c’est le crabe dormeur ou dormeur du Pacifique. Aux Etats- Unis, on le cuit au beurre et a I’ail et on recommande de l'accompagner d’un Pinot Noir de l’Orégon. — Je ne savais pas ! En tous les cas, ici, nous le mangerons cuit au court- bouillon, ce qui est trés bien, mais on ne nous servira malheureusement que du coca. Tout de suite, on s’est assis €& une petite table en aluminium, dressée sur la_plate- forme, et j’en commande deux d’une voix ferme. C’est que j'ai retrouvé toute mon assurance. I! suffit souvent d'une seule bonne nouvelle pour que le moral reprenne le dessus. Deux jeunes Indiens saisissent les crabes par le thorax, évitant les pinces qui, dans un bruit de baguettes séches et creuses, s’entrechoquent désespérément, puis, en un tour de main. ils leur dévissent la carapace ISSN 1496-8304 Novembre 2002 un peu comme on trépanerait un bouchon de réservoir. Je crois entendre de petits cris humides comme ceux d'une souris avec laquelle un chat jouerait. Ma fille, trop affamée pour étre encore sensible a ces détails, me fait remarquer que les crabes n’ont pas un systéme nerveux suffisamment développé pour en souffrir. — Moi bien ! Surtout que les jeunes gens ne les jettent dans l'eau bouillante qu’aprés les avoir défaits et, tout cela, sans une seule parole de réconfort. Pourtant, on m’avait dit que les peuples natifs avaient Phabitude de demander pardon avant de tuer leurs proies. Les habitudes se perdent ; les jeunes ne respectent plus la tradition. C'est parmi les Kwakwaka’wakw, je crois, au Nord de Tile de Vancouver, que le pécheur, a la premiére capture de Pannée, lui psalmodie excuse suivante : « Ctait vivant que nous nous rencontraémes, petit baigneur ! Ne m’en veux pas pour ce que je t’ai fait, ami nageur, Car il est une raison Pour que tu sois venu, Pour qu’ainsi, je te tue, Que je te mange, poisson, Dune vie entiére, le divin pourvoyeur. A présent, toi le petit nageur, Veille a nous protéger a toute heure ; Appelile-s’en a ton pére, a ta mére, de ta vie les auteurs, Ainsi qu’a tes oncles, tantes, fréres et sceurs Veille a ce qu’ils ne nous fassent pas le malheur De ne pas se /aisser attraper ni manger, toi le nageur, Le grand pourvoyeur. » Personnellement, si j'étais le poisson, je ne me préterais pas avec grace a sa requéte. Mais il semble que cela marchait tout de méme. On dit que les Indiens avaient un grand respect de la nature. Je trouve, dans cette priére, qu'il la sollicite beaucoup et d’une étrange maniére.