Le Moustique Volume6 - 3¢édition ISSN 1704 - 9970 Mars 2003 Les tribulations de Georges Simenon et du commisaire Maigret ! Illu Blaise Dehon EVOCATION pHILipPE LALOUX Aujourd'hui, a Delfzijl, on sert des boulettes chaudes dans des distributeurs automatiques, des hamburgers et des « broodjes kroket » a la moutarde. Non loin du fast-food, a l'angle des rues Jaagpad et Ruksweg, se dresse un bronze d'a peine 1 métre 20. Massif, un peu bougon, incognito malgré lui, le commissaire Jules Maigret tréne la, depuis 1966, dans ce bourg portuaire de l'extréme nord de la Frise hollandaise. Rien ne manque: la pipe, le chapeau, un lourd manteau sur les épaules, la posture caractéristique - croisée entre un marin flamand et un éclaireur indien -, rien, si ce n'est un alibi sans équivoque justifiant sa présence ici. Méme les Hollandais, prudents, se gardent bien d'en faire tout un plat. Maigret ne figure d'ailleurs sur aucune carte postale, tandis qu'une petite pancarte, a ses pieds, se contente de dire que, en villégiature a Delfzijl en 1929, Georges Simenon y a planté le décor d' « Un crime en Hollande ». La-dessus, il n'y a aucun doute. De la a dire que I'inspecteur aurait vu le jour dans ce berceau frison, il y a une piste — fausse - que seul l'auteur a longtemps entretenue. Pour accréditer sa thése, Georges Simenon évoque, en 1966, la naissance de Maigret dans I'avant-propos de ses « Oeuvres completes » : « Le hasard me fit découvrir, a moitié échouée, une vieille barge qui semblait n'appartenir a personne. On y pataugeait dans trente a quarante centimétres de cette eau rougeatre particuliére au vieux canal (...). Cette barge, ou j'installai une grande caisse pour ma machine 4a écrire (...), allait devenir le vrai berceau de Maigret (...). Je me revois, par un matin ensoleillé, dans un café qui s'appelait, je crois, La Pavillon (...). Ai-je bu un, deux, ou méme trois petits geniévres colorés de quelques gouttes de bitter? Toujours est-il qu'aprés une heure, un peu somnolent, je commengais a voir se dessiner la masse puissante et impassible d'un monsieur qui, me sembla-t-il, ferait un commissaire acceptable (...). J'ajoutai au personnage quelques accessoires: une pipe, un chapeau melon, un épais pardessus a col de velours. Et, comme il régnait un froid humide dans ma barge abandonnée, je lui accordai, pour son bureau, un vieux poéle de fonte. Le lendemain, a midi, le premier chapitre de « Pietr-le- Letton » était écrit. Quatre ou cing jours plus tard, le roman était terminé ». « Pietr-le-Letton » serait donc a Simenon ce que « Tintin au pays des Soviets » est 4 Hergé. Pour alimenter le mythe de la création, Fayard organise, le 20 février 1931, un « bal anthropométrique » au dancing « La boule rouge ». Le Tout-Paris s'y bouscule: Francis Carco, Colette ou le tout jeune Pierre Lazareff, chacun prenant soin, comme il se doit, de laisser ses empreintes digitales a l'entrée. Fétaient-ils, avec fracas, la naissance du « premier » Maigret? Non! ll faudra des décennies, et des batailles épiques de biographes, pour sortir de I'embrouillamini entretenu par Simenon méme, lequel a toujours reconnu n'avoir qu'une piétre mémoire des noms et des dates. Sans doute cette vérité-la le séduisait-il par coquetterie, ou par orgueil, c'est selon. De fait, comme le rappellent Claude Menguy et Pierre Deligny (1), « Pietr-le-Letton » est non seulement le premier « Maigret » accepté par le prestigieux Fayard, mais aussi, et surtout, le premier signé sous le véritable nom de I'auteur. Dans un article intitulé « La naissance du commissaire Maigret », publié dans les pages de « La République » le 1er juillet 1932 (soit un peu plus d'un an avant la parution de « Pietr-le-Letton »), le romancier vendait d'ailleurs la méche: « Maigret est né pour la premiére fois le... Attendez. Il y a trois ans de cela. J'étais tourmenté par le désir de créer un policier frangais, bien francais. J’étais allé chercher la tranquillité en Norveége, a bord de mon bateau, de méme que les belles madames vont accoucher dans leur chateau du Loir- et-Cher... Et la, tout en cassant la glace, je mettais Maigret au monde, avec joie et amour... » . ...@ Suivre dans le prochain Moustique...... 13