AUX EDITIONS VICTOR-LEVY BEAULIEU: L’>homme le par Ben WEIDER Chapitre I La famille et Venfance Les Cyr étaiertt des Acadiens, déportés aux heures sombres de notre histoire, mais qui. au prix de nombreuses' aventures étaient revenus dans la Nouvel- le-France. On trouve de tout parmi les ancétres de Noé-Cy- prien, puisque c’est ainsi que fut baptisé l'afhé des 17 enfants de Pierre Cyr et de son épouse, née Philoméne Berger-Verronneau. Si le pére de Noé-Cyprien fut surtout bicheron et agriculteur, son grand-pére déja fut surtout coureur des bois, trappeur et chasseur. Ce n’est que beaucoup plus tard que Noé-Cyprien devait devenir Louis, non pas qu'il aima ce prénom plus que les siens, mais il devait faire quelque chose pour rendre son prénom accessible 4 la prononciation de ses amis des Etats-Unis d’Amé- rique, ov il fit de nombreuses tournées lorsque sa carriére d’homme fort fut définitivement décidée. Dés sa plus tendre enfance, le petit Noé-Cyprien entendit par- ler avec admiration de la force physique. On a déja vu que sa mére était en quelque sorte la championne .indiscutée de l’en- droit. Mais c’est surtout son grand-pére, Pierre, qui s’occupa d’abord de lui. Grand-Pére Cyr avait été un joyeux luron. On se racontait encore aux veillées les histoires qui lui éfaient arrivées. Coureur des bois, coureur de filles et d’aventures, il était un personnage célébre au village et avait possédé dans sa jeunesse une force physique étonnante, qu'il enrageait de voir décliner et a laquelle i] vouait un vérita- ble culte. Trainant partout avec lui le petit Noé-Cyprien, il fit tout. ce qu'il put pour intéresser le gamin aux exploits dé force physique. Tous deux étaient inséparables et le vieux avait V’habitude de passer avec le jeune des aprés-midi entiers a la forge du village. La officiait le costaud de la région. une sorte de colosse nommé Trudeau. C’é- tait un gaillard impressionnant que le maniement du grand soufflet et de la masse avait prodigieusement développé. La chaleur qui régnait dans la forge le faisait travailler le torse nu, la poitrine protégée par un tablier de cuir, dont les courroies croi- sées dans le dos mettaient encore davantage en relief la musculature luisante de sueur. Pierre Cyr et son petit-fils passaient des heures 4 regarder le forgeron taper 4 tour de bras sur des fers 4 cheval d’ot son marteau faisait jaillir des gerbes d’étincelles. Petit a petit, l’'admiration du vieux Pierre pour la force du forgeron gagna l'enfant. — Faut que tu sois comme lui! répétait inlassablement le grand-pére, et le petit Noé-Cy- prien d’approuver en hochant sa téte ronde aux grandes boucles ‘blondes. Trudeau ne disait rien, mais Quelquefois, quand il était de bonne humeur et que l’ouvrage pressait moins, il s'’amusait avec lenfant. Pour lui faire plaisir, il exécutait des tours de force, tordait des fers usés. soulevait d’énormes roues, ou bien, devant lVoeil admiratif et envieux du grand-pére Cyr, prenait l’enclu- me dans une de ses grosses mains et la soulevait par le bout par la seule force du poignet. Le petit Cyr, les yeux brillants de joie, applaudissait. Le grand-pére Cyr vouait a son petit-fils un véritable culte, que l'enfant lui rendait bien. Quand ils n’allaient pas a la forge, ils partaient se promener -dans les rues du village ou dans - la campagne. I.e grand-pére parlait, parlait, parlait... et le petit Cyr ne se lassait pas d’écouter. I] était bien heureux qu’on s’occupat de lui; Maman Cyr, absorbée par Jes naissances répétées, n’avait pas beaucoup de temps a consacrer 4 son afhé, dont la taille et la robustesse rendaient inutiles des soins par- ticuliers. Les promenades étaient édu- catives, Chaque fois qu’une gros- se pierre se rencontrait sur le chemin, Noé-Cyprien était invité a la soulever, ou 4 la rouler, ou a la pousser. On Jui apprenait a grimper aux arbres, a courir et a sauter. Tous ces exercices creu- saient l’appétit. le vieux Pierre y veillait également. L’enfant était littéralement bourré d’une nourriture peut-étre un peu -monotone, mais saine et bien faite pour donner de I’énergie. Le futur Louis Cyr faisait l’ap- prentissage de cette immense gloutonnerie, qui, tout autant que sa force physique, devait frapper tous ceux qui l’ont connu. Le grand-pére parlait beau- coup, mais toujours du méme sujet, la Force. Pour lui, la force, c’était tout ce qui comptait dans la vie. Bon et simple, il n’enten- dait pas du tout s’en servir a mauvais escient, mais il la consi- dérait plutét comme un don du ciel. Le vieux Pierre Cyr avait cependant entrevu les possibili- tés de développer la force et, inconsciemment, I’élan qu’il don- nait a son petit-fils devait porter ses fruits. On ne sait pas ce qu'il en serait advenu si le grand-pére n’était pas mort. Sa disparition marqua un changement radical dans l’existence de Noé - Cyprien. Peut-étre si son aieul avait continué a lui imposer les exerci- ces de force, a lui parler inlassa- blement des exploits des cos- tauds. du temps jadis et a le trafher tous les jours a la forge admirer le gros Trudeau taper du méme marteau sur la méme enclume, peut-étre le futur Louis Cyr se serait-i] dégofité de tout cela. Mais le grand-pére disparut au moment méme ot Noé-Cy- prien était envoyé a I’école. A la maison, on n’avait. pas le temps de s’occuper de lui. L’époque ot une grande personne le suivait . Cait flatté par cette admiration... .pas.A pas, obi] ¢tait, en quelque sorte le centre d’un petit monde, n’était plus qu'un souvenir, mais un souvenir flatteur et heureux. Rien d’étonnant aprés cela si la graine plantée par le vieux Pierre Cyr germa et se mit a croftre. Rendu a la communauté des gamins de son Age, Noé-Cyprien s'apercut qu’d remuer les pier- - res, rouler les trones d’arbre et s’amuser a lever la masse du forgeron, il était devenu beau- coup plus fort que les autres. Il Le Soleil de Colombie, Vendredi 12 Aoft 1977 11 enfant pour voir s'il n’était pas trop’ chétif pour travailler. L’examen surprit tout le monde. On s’était habitué a voir Noé- Cyprien rose et blond, joufflu et robuste. Mais 1a, on s’apercut, en le détaillant que pour son Age il était vraiment gigantesque. Lorsque Gros Noé se présenta devant la famille au complet, réunie autour de la table, il fit sensation. C’était comme si on le voyait pour la premiére fois. Chacun voulut lui tater les bras plus fort du monde .3 orgueilleux! I] n’avait jamais boudé a l’ouvrage et 4 45 ans ne sentait pas encore le poids des ans. Et voila qu’un gamin de 12 ans a peine, robuste certes, mais rose et joufflu, lui résistait! —Je serais pas malade, des fois? murmura-t-i] entre ses dents. : La‘famille médusée se taisait. —Eh ben! mon oncle Gédéon, tu péses-tu? demanda un peu hypocritement Noé-Cyprien. —Ca va faire... ca va faire! PERMANENT ADDRESS n’avait pas eu l’occasion de se battre dans le village du temps du grand-pére. Celui-ci disparu, il rattrappa le temps perdu et, dés la premiére semaine 4 I’éco- le, émergea comme le vainqueur absolu non seulement parmi les garcons de son fge, mais aussi chez les grands. Autre effet heureux de I’édu- cation de l’aieul: 4 suivre les histoires du grand-pére, Noé-Cy- prien s’était aiguisé l’esprit. Il était le plus gros et le plus fort, mais aussi le plus éveillé. Dés les premiers mois, i] surprit son instituteur par son don de racon- ter. Il avait été A bonne école et ce talent ne devait jamais l’aban- ' donner. On n’était pas trés exigeant en classe a cette époque, surtout dans les petits villages de la cam- . pagne. On n’y restait pas trop . longtemps non plus. Noé-Cy- prien ne fit pas exception a la régle. La famille Cyr n’était pas riche. Quand Noé-Cyprien attei- gnit l’age de quitter I’école, il avait déja une demi-douzaine de fréres et soeurs. I] était l’afhé; il était grand, fort et loin d’étre béte. Le Pére Cyr s’essoufflait a la tache; on avait de la peine a joindre les deux bouts. Les parents guettaient avec impa- tience le moment ot le garcon pourrait commencer 4 travailler un peu et venir en aide au chef de la famille. Le futur Hercule avait une douzaine d’années lorsqu’on s’in- quiéta de lui trouver un travail. | Saint-Cyprien n’offrait: pas une trés grande variété dans l'emploi. Village agricole, seule une place de garcon de ferme s’offrait au gamin. Encore fal- lait-il la trouver! Il y avait beaucoup de candidats et peu de débouchés. Lorsqu'il fut décidé que Noé- Cyprien serait placé, les familles Cyr et Berger-Verronneau se réunirent gravement. Tout d’a- ‘\bord-on ¢émmenca par examiner . 44 GLADSTONE STREET, LONDON ROAD, LONDON, S. E., ENGLAND. ~ LOUIS CYR, ~ ee eee can Te eee eee ae et les jambes et chacun de s’extasier sur le volume et la dureté de ses muscles. Son extréme jeunesse le faisait pa- raitre gras mais cette apparence était trompeuse. J] était ferme et robuste. La famille échangeait des coups d’oeil admiratifs. Fei- gnant l’indifférence, Noé - Cyprien s’amusait beaucoup in- térieurement. — Pour un beau gars, t’es un beau gars, lui dit l’oncle Gédéon. Voyons voir si t’es solide! Et il l’invita 4 venir s’essayer au jeu du poignet. —Reésiste de toutes tes forces, hein! dit le robuste fermier, cousin de la mére. Noé-Cyprien s’approcha de son oncle. —Regardez-moi ca! Il a des mains presque aussi grandes que les miennes. L’assistance examina les mains et constata qu’en effet celles du garcon n’étaient qu’a peine plus petites que celles de l'homme. —Pése fort, hein! reeommanda encore l’oncle Gédéon en assu- rant son coude sur la table et en prenant dans sa main celle de son neveu. Noé-Cyprien cala son coude a son tour. —Tu es correct? interrogea encore Gédéon. —Certain! répondit le gamin. —Alors, envoye fort! rugit Gédéon en bandant ses muscles. Dans son esprit il s’agissait d'une plaisanterie. Mais Noé-Cy- prien ne !’entendait pas ainsi. La famille amusée vit tout a coup Gédéon pilir. : —Eh! mon homme, dit tout a coup la tante Rerthe. Qu’est-ce que tu fais? min symbolise minute Gédéon ne répondit pas. De h symbolise heure grosses gouttes de sueur perlé- km kilométre rent sur son front. Il n’était pas cm veut dire centimétre le plus fort du village et l’'idée g bolise gramme — d’affronter le Trudeau ne lui ml veut dire millilitre serait pas venue. Mais ce n’était 2 symbolise litre pas une mauviette non plus et il mm veut dire millimétre en avait battu des*bficherons'’ {- ¢2+'- + 5 AMERICAN ADORESS 288 MERRIMACK Sreecr. Lowett, Mass.U SA Sees aml répondit Gédéon, qui de blanc était passé au rougé et tournait a lécarlate. Le garcon jugea qu'il s’était assez amusé. I] banda ses mus- cles 4 son tour et Gédéon sentit son poignet se renverser comme si une tonne |’écrasait. Noé-Cy- prien lacha prise. Vexé, humilié, mais fier en méme temps d'un tel phénoméne dans la famille, Gédéon se frot- tait le poignet. —Pour étre fort, t’es fort! répétait-il. Aprés le silence de |’attention, le brouhaha de la conversation reprit. —Va jouer dans la cour, dit le pére. —Brise pas la porte, en sor- tant, dit en riant tante Antoinet- te. ; Elle avait toujours été jalouse de sa soeur Berthe et l’affront de son beau-frére la mettait en joie. —Je veux étre pendu, s’écria Gédéon, beau joueur, si ce gars-la -ne travaille pas dans la semaine. Y a pas un fermier d'ici a Joliette pour ne pas le prendre a son service quand il verra de quoi il est capable. C’est un fameux gaillard que vous avez la, dit-il en se tournant vers les parents.