' Le Soleil de Colombie, vendredi 15 janvier 1988 - 13 VOYAGES Par Jean-Claude Boyer 3 Le soir du 9 octobre 1984. Jarrive’ 4 Bruxelles, de la Hollande, dans une _ pluie battante. Enfin du francais! Je téléphone a Luc, un jeune Bruxellois rencontré en Suisse en 1979. (Il m’avait hébergé et fait visiter la capitale belge qui célébrait cette année-la son millénaire) . En un rien de temps, il est 14, a la gare, me souhaitant la plus cordiale bienvenue. Nos cing années de correspondance ne valent pas ce grand moment des retrouvailles. Mon ami habite avec sa famille, avenue Bertaux. I] me présente 4 sa mére, son beau-pére et ses deux soeurs dont l'une, architec- te, me présente son ami également _architecte. On m’accueille comme un proche parent. Souper tardif a la lasagne. J’ai t6t fait d’employer le terme «jaser» dans le sens de «parler», alors qu’en Belgique il ne signifie que «médire». Pour ces Belges, nous sommes donc, nous, Québécois, un peuple de médisants! Je leur raconte que les Francais me prennent parfois pour un Belge. L’un d’eux s’est méme montré étonné que je ne m’en offusque pas. «Vous savez, me dit-il, se moquer des Belges, ict, c’est monnate courante...» La tablée éclate de rire, me rappelant que la moitié du .. monde rit de l'autre moitié. Et - nous continuons a jaser, jaser. Luc me reproche gentiment de ne pas avoir suivi son conseil en 1979, celui de publier un livre sur mes quatre mois de voyage de la Sicile au nord de la Finlande et du Portugal a Berlin Est. Je lui lance, en plaisantant: «Je préfére en publier un sur un tour du monde’ Avant de me souhaiter «bonne nutt», mes hétes me recommandent la visite de la maison ow a séjourné Erasme au XVIe siécle et du béguinage d’Anderlecht, non loin de 1a. Le lendemain matin, aprés les croissants chauds et un café _ revigorant, mon hétesse m’accompagne, en se rendant a son travail, vers la maison du célébre humaniste hollandais. Le musée n’est pas encore ouvert et “le béguinage est fermé pour restauration. J’en profite pour visiter l’église des Saints-Pierre- et-Guidon (bel édifice gothique flamboyant - crypte du Xle siécle) et la vieille place. En entrant ensuite dans la maison historique, le gardien me tend un recueil-guide contenant 765 piéces numérotées: meubles, tableaux (dont la superbe «Epiphanie» de Jéréme Bosch), sculptures, manuscrits, livres fort anciens, etc. Au numéro 687, je lis: «Médaille frappée a@ Uocca- sion de linauguration de la uatriéme Matson Communale [8 juillet 1844)». Je suis né 100 ans plus tard, jour pour jour. Dans la «Salle du chapitre», jengage la conversation avec un couple Agé, les seuls autres visiteurs. L’accent du grand monsieur me frappe: c’est un Américain de 88 ans d'origine belge qui a su conserver et son francais et‘son flamand. Il est venu rendre visite asa soeur de 89 ans qui me parait d’une vigueur prodigieuse pour son age. «Mon frére ne va pas assez vite pour Récit d'un tour du monde Bret séjour en Belgique mot me _ chuchote-t-elle a Yoreille. Du chant grégorien ou de la musique d’orgue invite au recueillement. Je m/’attarde longuement, ne me rappelant d’Erasme que peu de choses. (Voici quelques notes sur celui qu'on a surnommeé le «prince des humanistes». Erasme (1469- 1536), pseudonyme qui signifie «’aimable», apparut, a son époque a la fois éblouissante et déchirée, comme le symbole des pouvoirs et des chances de l'homme et le prophéte d’une certaine idée du bonheur. Il a beaucoup voyagé. Son oeuvre est Cathédrale de Tournay [XIle-XIlle s.] 5 clochers, dont 4sans cloche. considérable mais mal connue puisqu’elle n’est encore de nos jours que trés partiellement traduite - du latin. Son ouvrage le plus célébre, «L’Eloge de la folie», décrit le pouvoir souverain de la sagesse ; c’est par la folie que homme découvre sa vocation a la sagesse. Son humanisme est «un état d’esprit, une attitude devant la vie, ou la liberté, la charité, la tolérance constituent les piéces majeures du jeu social». Sa pensée, faite de mesure et de prudence, chercha a concilier létude des Anciens et les enseignements de |’Evangile) . Ma visite terminée, je prends le train pour Tournai, attiré que je suis par sa cathédrale (XIle et Xe siécles) , considérée comme le plus imposant et le plus original monument religieux de Belgique. En arrivant prés du colossal édifice «aux cing clochers et aux quatre sans (cents) cloche », je me joins a un groupe d’étudiants de Académie des beaux-arts de Charleroi qui commence un tour guidé par un professeur. Celui-ci répétera souvent, comme un leitmotiv: «Il faut apprendre a voir; lorsqu’on satt votr, on découvre». Il nous farcit la cervelle de cent mille détails que je trouve captivants, passant d'abord en revue l’heureux mélange de gothique et de roman a l’extérieur de la cathédrale et du beffroi (le plus ancien du pays), les proportions gigantes- ques, les silhouettes massives des cing fameuses tours (toutes différentes), les arcs-boutants, les niches aveugles, les colonnet- tes... Notre docte guide conclut déja, avant méme de pénétrer a l'intérieur, que «ce monument est Vun des plus splendides chefs- d’oeuvre architecturaux d'Europe». Il nous méne ensuite a des chapelles, qu'il qualifie de «hors- d’oeuvre». Dans celle dédiée a saint Louis, nous nous arrétons devant une émouvante cruci- fixion de Jordaens. Le guide nous fait remarquer la bouche ouverte du Christ: «fl cherche désespéré- ment a respirer encore, ce qui le rend trés humain». Marie- Madeleine, en _ revanche, ne cadre pas du tout. <«/‘a¢ limpresston, nous dit-il, que cette dame va me demander ce que je pense de sa robe. Le petntre n'a pas su transposer ses personnages dans l'esprit de la scéne». Puis nous nous laissons éblouir par «Le Purgatoire» de Rubens. Dans la _ chapelle Saint-Eleuthére, nous admirons des panneaux de bois finement sculptés. Une scéne représente des bénédictins attablés faisant fi du lecteur: ils sont vivants et expressifs; ils ne se génent pas pour parler. «Voyez, ict, observe le professeur, nous pouvons presque lire les lignes de la main!» Ces chapelles sont de véritables petits musées. Nous nous rendons maintenant dans la nef. Quel monument! Que de splendeurs! Qui pourrait se vanter de connaitre a fond un tel temple? Je ne citerai que peu de détails. Un vitrail illustre: la perception de l'impét sur la biére! La chaire baroque représente la foi, l’espérance et la charité; un angelot jouant avec une draperiel! Les trés nombreux chapiteaux sont tous différents (des raisins, des chevaux, un homme qui tombe...). Le siége épiscopal est semblable, parait-il, au tréne du bon roi Dagobert. Le maitre- autel, auguste, solennel. Le jubé est absolument magnifique avec ses marbres polychromes et sa riche décoration sculptée d'une | divine; des. main, ma_ foi, panneaux et médaillons superpo- sés représentent des épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testa- ments (Jonas avalé par la baleine, mise au tombeau du Christ) . Cette visite mémorable se termine au trésor ow je n’en finis pas de m’émerveiller: croix-reli- quaire byzantine et ostensoir en or incrustés de pierres précieuses, tapisseries fort anciennes, déli- cieuse Vierge d'ivoire, chasuble de saint Thomas Becket, etc. L’oeuvre d’art qui me fascine le plus est la chasse de saint Eleuthére, décorée d'une profu- sion de statues de saints d’une extréme finesse se détachant sur un fond de filigrane, d’émaux et de gemmes. En quittant la cathédrale, je me _dirige vers l’Escaut ow j’apercois un pont en train de se lever et, pour la premiére fois, des feux de circulation pour la navigation fluviale. C’est par hasard que je me rends ensuite 4 une exposition intitulée «Au temps de Stone- henge». J’y admire le prestigieux cercle de pierres de Stonehenge (Angleterre), considéré comme «le monument préhistorique le plus imposant et le plus célébre d'Europe Occidentale». Formé de plusieurs rangs concentriques de menhirs de 3 a 6 métres de - hauteur, cet ensemble, probable- ment érigé a l’age de bronze (environ 2e millénaire avant J.-C.) , était voué au culte solaire. De retour chez mes amis bruxellois, Luc m’invite 4 me rendre a un terrain d’aviation (Grimbergen) pour m’«extasier» devant le petit appareil dont il est, avec deux amis, copropriétai- re. «Cet avion est le seul du genre a voler en Belgique, affirme-t-il. Trots autres appartiennent a des Francais [le quatriéme s'est écrasé tl y a un mots, fatsant un mort] alors que l’Angleterre n’en compte que sept». La passion de Luc pour I’aviation le fait «jaser» intarissablement. Nous prenons une photo l'un de I’autre aux commandes du gros jouet. Sur le chemin du retour, mon jeune ami Tail cet Maen )) m’apprend que toutes les routes de Belgique sont éclairées en permanence la nuit. [1 ne manque pas de gens pour crier au gaspillage. Succulent repas du soir avec frites 4 la belge, c’est-a-dire servies avec de la mayonnaisel Vins fins et gateau au goat de «revenez-y». Au cours de la soirée, nous n’en finissons pas de «jaser> tout en dégustant de l’Orval, biére dite «abbatiale» (fabriquée par les cisterciens de l’'abbaye d’Orval). La conversa- tion de mes hétes devient une véritable lecon de _ belgicisme: Une scéne représente des bénédictins attablés faisant fi du lecteur: ils sont vivants et expressifs; ‘ils ne se génent pas pour parler. Ces chapelles sont de véritables petits musées. drache (pluie battante), relo- queter (nettoyer avec un chiffon) , couque (pain d’€pice) , farde (dossier), pistolet (petit pain rond), zwanze (histoire humoristique, 4 Bruxelles) ... Le lendemain matin, Luc et son beau-pére, qui doivent partir tét, viennent me réveiller pour me faire leurs adieux. Leur gentilles- se n’a d'égal que ma reconnais- sance. Prés de mon assiette, pour le petit déjeuner, Madame a pris soin de déposer une étiquette- souvenir de l’Orval, une tablette de chocolat du pays et un ticket de tram. «Y sont fins, ces Belges!» aurait dit Astérix. En montant dans le train pour retourner en France (Lille), je fredonne un canon 4 trois voix que nous a appris le frére Vermandere, un organiste émé- rite d'origine belge: «Un gai luron de Flandres S’en vint en Wallonie Pour y chanter des fables, Des fables de son pays...» Ce souvenir heureux du temps du collége, l’hospitalité de Luc et de sa famille et les merveilles artistiques dont j'ai rempli ma journée d’hier me donnent, au cours de ce petit voyage, du coeur de la Belgique a la frontiére francaise, illusion d’un beau réve. N‘attendez pas 20 ans de plus ! ettez du « Soleil »» dans votre vie dés aujourd'hui.