Un magicien Comment un enfant élevé dans un cocon douillet, choyé comme un dieu par des femmes, mére, grand'mére, tantes, peut-il se re- trouver plus tard éternel voyageur contraint a la semi promiscuité des cargos? II est vrai que courir les mers était une tradition dans la famille de Julien Viaud. Son grand-pére était présent au coup de Trafalgar, face a l'amiral Nelson, et perdit la vie a 29 ans. Son oncle, encore moussaillon, avait disparu dans le naufrage de "La Méduse". Son frére enfin, qui lui parlait de pays lointains et d'iles peuplées d'oiseaux, avait lui aussi péri en mer. Malgré ces destins tragiques, Julien Viaud fit sa carriére dans la marine marchande, passa un jour par Tahiti ou une vahiné lui don- na le nom de Loti - petite fleur du Pacifique - y ajouta Pierre et si- gna ainsi tous les livres , romans et récits de voyages, qu'il écrivit toute sa vie. Changer de nom dot lui plaire, lui qui aimait tant les déguisements. Par amour de la fantaisie ? Des fétes costumées ? Ou bien n'ai- mait-il pas celui qu'il paraissait étre ? Il portait des talons hauts pour faire oublier sa petite taille, se maquillait, s'affublait de turban ou de djellaba, ce qui faisait dire 4a Edmond de Goncourt que Loti n'aurait pu sortir acheter du pain sans se mettre un faux-nez. Se- lon les ports ou il abordait, il était un Japonais, un bédouin, un Turc, se fondant dans la population locale. Pierre Loti n'est plus lu aujourd'hui comme au temps de mon en- fance. A présent les pays lointains ne sont qu'a quelques heures d'avion et ils n'ont plus de secrets grace a la télévision. Cepen- dant , lorsqu'on lit l'incipit de "Vers Ispahan" : " Qui veut venir avec moi voir a Ispahan la saison des roses..." cela a une autre dimen- sion que I'lran sur le petit écran ! La dimension du réve. Loti, c'était cela : quelques phrases, et le réve était la. J'ai lu tout Pierre Loti il y a bien longtemps : Le roman d'un enfant, Mon frére Yves, Pécheurs d'lslande, Madame Chrysanthéme, Aziyadé, Ramunt- cho, et les autres... Il a enchanté mon enfance et mon adoles- cence. J'aimais tous les terreneuvas, je pleurais avec Gaud lors- qu'elle attendait en vain 'homme qu'elle aimait et qui avait disparu on ne savait ou, dans quelle tempéte. Je voyageais au Maroc, au Japon, a Istanbul, je traversais les étendues de cailloux et de sa- bles du désert. Dans ce “Désert", justement, il n'y avait rien. C'était cela la curiosité.